« une nuit d’aout — c’était une nuit d’aout et il
faisait chaud — je ne bougeais pas je ne bouge jamais — je suis là — je
suis raide — la nuit je regarde la lune — je sens la lumière de la lune
là tout contre — et je rends — lent — la chaleur du jour — il arrive
qu’on vienne me toucher en pleine nuit — qu’on pose une main tout
contre moi — il y en a ils viennent vérifier comme pour s’assurer que
même la nuit — je suis là et je ne bouge pas — non — je ne bouge pas —
depuis qu’on m’a mis là je ne bouge pas — me demande même pas si je
dois bouger ou non — je bouge pas — on m’a mis là - j’attends — je sens
contre moi le contact froid de la peinture et elle brule un peu mais
c’est rien — il y a des gens ils viennent ils me mettent de la peinture
partout ils dessinent ils écrivent des mots je ne bouge pas — je ne
sais pas lire — cette nuit là il y avait des chiens — les chiens
errants ils viennent ils sont là souvent le jour ils se mettent à
l’ombre ils se couchent ils sont là contre moi ils cherchent le frais —
la nuit ils hurlent les chiens errants la nuit ils marchent ils filent
autour de moi je les entends au loin ils hurlent je les entends près de
moi ils hurlent ils poussent des petits cris parfois même - ils se
battent dans la nuit —
cette nuit là — les chiens errants ne se battaient pas — ils allaient
comme ça dans le noir — et moi je ne bougeais pas — au loin il y a des
bruits ça doit être des pétards et parfois même des feux d’artifices
des lumières rouges vertes dans la nuit — mais je ne les entends pas —
je n’entends rien — parfois des hommes et des femmes s’approchent ils
sont pleins et ils crient ils voudraient que je ne sois pas là — ils
voudraient que je n’existe pas — parfois des hommes et des femmes
s’approchent ils me surveillent ils m’inspectent parfois même la nuit
ils me mettent une lampe torche dans les yeux et ils me regardent — je
ne bouge pas — cette nuit là — personne n’est venu — il y avait une
jeep au loin qui filait dans le noir — je ne sais pas — combien de
temps je resterai là — je ne décide rien — je vieillis doucement — il
pourrait même arriver que je m’effondre un jour — pas tout de suite —
pas cette nuit-là — il y avait les étoiles au dessus — et j’attendais
dans le noir — personne n’est venu — il y en a certaines nuits ils
viennent ils me mettent une corde autour du cou un grappin et ils
escaladent — ils me montent dessus ils poussent des petits cris ils
soufflent dans la nuit c’est pas facile — on me photographie souvent —
mais pas cette nuit-là — on me photographie et les photos de moi font
le tour de la planète tout le monde me connait tout le monde m’a déjà
vu là — nu — tout le monde m’a déjà vu nu sous le soleil avec la
poussière et le ciel bleu je suis beau comme ça — dans le coucher de
soleil avec la poussière avec le ciel bleu — en réalité je n’ai pas de
nom — je ne parle pas je ne pense pas même la nuit — même cette nuit-là
— mes extrémités je ne les connais pas on me dit que je suis un trait
sur une carte — je suis là je suis debout je suis raide entre deux
plaines et je ne bouge pas — je vous l’ai dit je n’entends rien je ne
sens rien je ne parle pas je ne pense pas et d’ailleurs — ce n’est pas
moi qui vous parle — et pourtant — tout le monde me connait — je suis
célèbre — je sais qu’on dit de moi que je suis laid mais je m’en fous —
je ne sais pas ce que c’est — être laid — je ne bouge pas je ne suis
même pas une devinette et mon corps c’est du béton — quant à la nuit la
nuit — je n’ai jamais connu que la nuit — et c’est vrai — même en plein
jour — la nuit continue… »