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L’odeur du gasoil à la frontière syrienne (6/6)

lundi 21 avril 2014, par sebmenard

6.

...Un matin on se lève il est quatre heures sans doute et peut-être même que la première prière n’est pas encore arrivée — au-dessus de la terrasse on jette un dernier coup d’oeil au souk des pneus mais tout le monde dort — on ferme nos sacs et on marche dans la rue sur le bitume il fait à peine jour à peine nuit c’est l’aube en fait — quand on arrive un vieux bus rouille et bleu et jaune fume et racle dans un bruit de bielles de ferrailles et de poussières au milieu de la cour — on met les sacs dans un coin et on s’endort sur les sièges usés jaunes.

Après le bus roule lentement à travers des bleds et c’est le Nord — parfois il s’arrête près d’un homme armé et le chauffeur serre des mains va chercher des cafés et puis on repart — l’heure avance lentement et en réalité il y a quelques dizaines de kilomètres entre l’hôtel et la frontière mais ça prend des heures et le bruit des freins usés sur le bitume chaud de plus en plus chaud — vers sept heures sans doute on s’arrête et tous les types descendent pour le moteur qui fuit et ça pisse jaune liquide sur la ferraille et la terre — un autre il prend un marteau et il tape à droite et tout le monde semble dire que c’est bon et court dans le bus avant quoi — personne pour le dire.

En réalité il n’y avait pas une seule femme dans ce bus et les types essuyaient leurs mains crasses contre les rideaux — l’un d’entre eux demande à plusieurs reprises si c’est bon pour les visas — nous on pensait pas qu’on passait pour des hors-la-loi et on disait que oui c’était bon on avait payé pour les visas mais on n’en savait rien.

Il faisait de plus en plus chaud et à huit heures c’était déjà la soif — enfin sans doute qu’il était huit heures et on a fini par arriver aux Portes des Vents — le bus a freiné une dernière fois et on a tous cru que c’était vraiment la dernière et qu’il ne bougerait pas de là — tout le monde était sorti et on s’était tous mis debout derrière le bureau du type qui dit qu’on peut sortir et passer les Portes.

Les mouches tournaient autour des tasses vides et des thés sucrés — on a du en boire un ou deux en attendant qu’un type vienne — les autres ils étaient tous remontés dans le bus à ranger des trucs dans leurs sacs à compresser des pochons de quoi on sait pas dans un coin d’une valise ou bien dans la soute — l’un d’entre eux a voulu nous refiler un sac sans nous dire quoi ni pourquoi — au début on l’a pris puis on s’est dit que ça sentait mauvais — on lui a refilé il gueulait dans sa langue à lui qu’on commençait tout juste à comprendre.

Après un type en uniforme nous dit que c’est deux jours de trop et qu’on va pas pouvoir passer les Portes des Vents comme ça — il faut retourner à la ville à côté et aller au bureau mais nous on se démonte pas et on commence à s’asseoir sur les marches pour montrer qu’on ne bougera pas — ça prend presque une heure et ceux du bus ils ont bien failli partir sans nous et alors on n’aurait jamais senti l’odeur du gasoil à la frontière syrienne et on n’aurait peut-être même jamais écrit ce texte.

En fait on avait un passeport qui ne disait pas son nom : on transportait deux ouds dont l’un au moins était quasi sacré pour certains — personne pour se rappeler si c’est vrai ou si c’est un mensonge mais on est remonté dans le bus comme ça et l’un d’entre nous s’est mis à jouer du oud comme ils n’imaginaient pas qu’il puisse en jouer et alors le bus a démarré et ils nous ont laissés passer.

Quelques kilomètres plus loin tout le monde a acheté des cartouches de cigarettes des liquides et des parfums puis on a roulé quelques centaines de mètres — dans un virage entre deux montagnes et deux frontières le bus s’est arrêté — alors les types ils sont sortis et ils se sont mis à siphonner un réservoir de gasoil pour remplir celui qui était caché dans la soute — ça n’a pas pris longtemps et l’un d’entre eux s’est pris une giclée énorme les autres à côté ils se marraient et essuyaient avec leurs tee-shirts le gasoil et la sueur.

Personne pour se rappeler si c’est vrai ou si c’est un mensonge mais on est remonté dans le bus et l’un d’entre nous jouait de son oud comme personne ne pouvait s’imaginer qu’il en jouait — ils ont redémarré le vieux bus et à l’intérieur en plus de la sueur et la poussière désormais — il y avait l’odeur du gasoil à la frontière syrienne.


Routes affonées en 2008.