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Page, Martin | De la pluie

lundi 8 août 2016, par sebmenard

La pluie est invicible.

Tout se flétrit et disparaît, mais la pluie demeure, plus dure que le platine et le diamant. Je la sens vaste et tranquille. Je m’adosse contre son flanc et écoute sa respiration de monstre bienveillant.

p.22

Nous éclosons dès que la pluie tombe.

La fertilité est une disposition de l’esprit. Des bourgeons, de jeunes feuilles, des idées poussent. Nous en récoltons les fruits.

Une pluie de météorites a donné vie à la Terre.

Que peut engendrer une pluie sur notre peau ? Les gouttes ne restent pas en surface, mais continuent à tomber à l’intérieur même de notre corps, dans nos veines et dans nos organes.

Les agriculteurs se plaignent de la pluie, de son abondance ou de son absence, mais en apprécient l’importance. Elle œuvre pour la vigne, les vergers et les potagers.

Bien sûr, la pluie est artiste, alors parfois elle disparaît pour chercher l’inspiration, puis elle revient travailler avec acharnement.

Une goutte de pluie a la forme exacte d’un spermatozoïde. Ce n’est pas un hasard : il y a de la conception dans la chute.

pp.58-59

On dit : la pluie tombe. Et personne ne voit le drame derrière cette banale constatation ; Est-ce un accident ou un suicide ? On ne saura pas. Elle a glissé dans le précipice, de si haut, on ne peut pas la sauver. La seule chose à faire est d’être là, qu’elle tombe sur nous, sur notre peau souple plutôt que sur des roches ou sur le sol. J’écarte les mains, je lève la tête et je la réceptionne. Elle meurt dans mes bras, contre ma poitrine et sur mon visage. Je sers sa dépouille contre moi et je l’embrasse une dernière fois.

p. 82

J’étais un gamin à peu près haut comme ça quand je décidai de devenir écrivain. Je venais de lire l’histoire d’un homme parcourant les régions arides des États-Univs à la fin du dix-neuvième siècle avec une machine de son invention qui, clame-t-il, a le pouvoir de faire pleuvoir. C’est un charlatan, bien sûr : il profite de la crédulité et du désespoir des habitants de petites villes plantées dans le désert, empoche l’argent et s’éclipse avant le miracle promis.

Un jour, il se lie d’amitié avec un petit garçon dans un village où il fait sa démonstration. L’argent accepté, il s’apprête à partir discrètement, la nuit tombée. Mais la population, suspicieuse, le retient prisonnier. L’homme est pris au piège. Il doit faire tomber la pluie, sinon il sera lynché. Il sait, lui, que tout ça est faux, que son invention n’est qu’assemblage sans aucun sens de machines à vapeur, de morceaux de carrioles, de rouages et autres bibelots techniques. Il met la machine en route, et, par désespoir, car il n’a plus rien à perdre, il se prend à croire en ses propres mensonges. Rien ne se passe pendant de longues minutes, et tout d’un coup, le gamin, qui l’a toujours défendu, sourit et pointe son doigt en l’air : des nuages noirs se forment à l’horizon. Bientôt une source abondante commence à couler du ciel. Il est sauvé, la foule crie sa joie, le petit garçon se précipite dans ses bras.

Un roman est fait de tôle, de ressors, de poulies, et pourtant ça marche : l’écrivain connaît la vérité, il sait que ce ne sont que des phrases et des paragraphes articulés, fixés par des boulons rouillés, mais comme le héros de l’histoire, il veut fertiliser le désert et sauver sa peau. Et surtout il désire par dessus tout que le petit garçon qui croit en son pouvoir lui sourit de nouveau et reprenne espoir.

Je ne sais plus qui a écrit ce roman, je suis persuadé que l’histoire que je viens de raconter en est d’ailleurs assez éloigné. Mais ce souvenir trafiqué est la belle histoire qui m’aide à croire qu’il y a une origine à ma passion d’écrivain. Une chose certaine est le jour de ma vocation. Ce ne pouvait être qu’un dimanche, ce désert hebdomadaire : j’avais désespérément besoin de pluie.


Page, Martin, 2016, De la pluie, Éditions Monstrograph.