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Vinau, Thomas | Collection de sombreros ?

mardi 9 mai 2017, par sebmenard

 « DEUX POMMMES 

J’ai faim. La cuisine sombre est en face de moi. Il n’y a pas de lumière parce que le néon a grillé voilà presque un an et que je ne l’ai jamais changé. Il me reste deux pommes, et je sais que le bon sens voudrait que je règle leur compte à ces deux pommes. Pourtant je reste là, sur mon canapé face à cette cuisine sombre. Sûr que j’ai faim, mais l’idée de croquer dans une pomme froide, ça ne me transporte pas. Ce qu’il faudrait c’est que je les fasse cuire, que je fasse des pommes au four avec du sucre. Comme dit ma grand-mère, c’est très simple et c’est très bon. Il suffirait de retirer le cœur des deux pommes et de mettre un peu de sucre et un peu de beurre dedans puis de les passer cinq minutes au four. Oui, ça serait bien. En plus, je crois qu’il me reste un peu de beurre. C’est rare que les trois derniers ingrédients comestibles d’une cuisine vide et sombre puissent aussi favorablement s’accorder. C’est rare ça. »

p. 25

 

 

 

 « ÉTEINDRE LA NUIT

L’arrivée du jour bouleverse la géographie du lieu. La prairie cernée de camions ressemble à un champ de bataille. Les basses résonnent toujours. On découvre les centaines de cadavres de bouteilles, les capsules d’oxygène vides, les poubelles. Le stand de la Croix-Rouge est toujours rempli. Les gens se sont regroupés autour des feux, certains dorment, d’autres continuent à rire fort. Des chiens errent entre les cercles. Les visages ont changé, ils sont blêmes, verts, exorbités, fatigués. Ce qu’on avait pris pour une forêt n’est qu’un bosquet de sapins merdeux. Les flics restent groupés près de la route. L’idée de reprendre une vie normale monte avec la chaleur. Une fille propose d’aller acheter des pizzas. »

p. 27

 

 

 

« NUIT BLANCHE

On remontait le long du boulevard sous le soleil. Il ne devait pas être loin de onze heures, parce que les étudiantes commençaient à remplir les rues, les boutiques, les terrasses. Nous n’étions plus que trois ou quatre, de retour d’une fête costumée. J’étais sale, suant, déshydraté. Gorge brûlée. Un peu de tout au fond des veines. Le groupe s’était disloqué, mais nous étions encore assez pour ne pas nous sentir complètement perdu au milieu du matin frais et des travailleurs. Nous marchions, travestis épuisés, en pleine lumière. Je crois que je ne m’étais jamais senti aussi vivant. »

p. 32

 

 

 

« C’EST UN PEU TRISTE

C’est un peu triste de penser qu’aucun chien, aucun oiseau, aucun rat, aucun ours ne lira jamais nos poèmes. Pas qu’ils en aient le moindre besoin, mais c’est un peu triste de se dire que ce petit concentré de pureté merdeuse et sublime, qu’on appelle vie, ou réalité, ou amour ou histoire et que l’on glisse d’un cœur à l’autre à travers les mots d’un livre, n’atteindra jamais, ne pourra jamais atteindre, le cœur d’une mouche, d’un aigle ou d’un loup. C’est encore un peu plus triste de penser aux poèmes qu’ils écrivent en eux, d’une manière ou d’une autre et qui restent pour nous à jamais inaccessibles. Si ce n’est, parfois, à travers le reflet du ciel qui traverse un regard. C’est un peu triste enfin d’imaginer que lorsqu’il n’y aura plus un seul homme sur cette terre pour partager un seul mot avec un autre, tous les livres du monde ne seront plus que de la terre et des feuilles mortes. C’est un peu triste mais ce n’est pas grave. »

p. 58

 

 

 

 « LE FILM DONT VOUS ÊTES LE HÉROS

Un soleil de fin d’après-midi joue avec nos visages. Le train à grande vitesse transperce le paysage. Le spectacle est merveilleux de ciels, de villes et de collines. Avec un casque sur les oreilles et un album de Radiohead qui module le crépuscule, chacun devient à travers les reflets filants de vitre le héros délicat et lucide, ombragé et orange, de son propre film. Un de ces films bien fait qui en dit beaucoup en n’en disant pas trop. Un film dont le personnage principal pourrait choisir la bande son de sa disparition. Un film qui ne raconte rien, si ce n’est la grâce incompréhensible d’être vivant. »

p. 59

 

 

 


Vinau, Thomas, 2017, Collection de sombreros ?, Rougier Vincent Édition.