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Lafargue, Jérôme | Un souffle sauvage

vendredi 2 juin 2017, par sebmenard

 « Ce même gamin qui filait sur sa bicyclette en longeant les barthes les cheveux au vent, le broc de lait à la main, se frottant les yeux pour y enlever des moucherons qui s’y étaient logés. Qui jouait à la guerre en utilisant des pignes en guise de grenade, des branches et des morceaux de bois comme mitraillette ou bazooka, s’abritant derrière des monticules de sable masqués par des branchages, des fougères et des ajoncs, ouvrages de défense élaborés avec autant de hâte que de savoir-faire sous le regard desséché et hâve d’arbustes dont le semblant d’ombre n’offrait aucun réconfort, cohorte de spectres immobiles où furetait le souvenir d’une brise qui ne viendrait pas, remplacée par le crépitement des aiguilles de pin. Ce même gamin qui n’avait pas encore conscience à quel point ceux de sa génération avaient la guerre marquée dans leur peau par transmission, car même si ma famille n’a pas payé un écot surdimensionné aux conflits qui ont traversé le XXe siècle, elle a connu son lot d’amputés, d’amochés du cerveau, de prisonniers de guerre, d’arrêtés, de réfractaires, qui ne parlaient pas ou peu de leurs combats, de leur détention, de leurs convictions, assez pourtant pour que la violence guerrière et son absolue ineptie soient bien présentes avec ses lieux, Dardanelles, Ardennes, ses mots, oflag, Gestapo, ses faits, route dans la nuit menotté entre des soldats allemands jusqu’à la kommandantur, hommes analphabètes future chair à canon dans le djebel, à qui l’on écrivait leurs lettre d’amour avant qu’ils ne fassent un concours de branlette pour s’endormir. Ce même gamin qui, plus pacifiquement, apprivoisait les vagues jusqu’à épuisement, d’abord à la nage, puis couché ou juché sur une planche avec pour seul bruit celui de l’eau traversée, tintement de gouttelettes annulant le grondement de l’océan. C’est la même personne, le même gosse qui des années plus tard, à des milliers de kilomètres des siens, longera une route où attendait une cadavre boursouflé. Assistera impuissant au pillage d’un bus encore rempli de blessés et de mors. Écoutera des hommes et des femmes persuadés de la justesse de leur cause lui raconter comme ils avaient défenestré des femmes enceintes, découpé vifs, pendu ou brûlé leurs ennemis, lui expliquer avec le sourire et un réel souci de pédagogie la meilleur façon d’utiliser une machette. Sera le témoin sans arme à opposer de la mise à mort d’un voleur à coup de pied et de poings. Le même qui vivra — et vit encore — une belle et tumultueuse histoire avec celle qui lui donnera trois magnifiques enfants et lui ouvrira les yeux sur tant de choses. Connaîtra en sa compagnie dans le coco d’un océan tiède et langoureux, un moment unique, cette tortue géante filant paisiblement quelques mètres sous leurs ventres, merveilleuse et effrayante anomalie parce que des hommes se déchiraient avec violence à quelques kilomètres de là, jusqu’à s’entretuer. Qui se se fera chier sur la tête par son premier né hilare dont il ramassait la couche propre malencontreusement tombée à terre. Qui s’étonnera d’être encore là à écouter les tourterelles, s’attarder à suivre les déambulations tigresques de son chat à la poursuite d’un pauvre oiseau. »

pp. 37-39

 « Voilà ce que c’est que d’écrire, ce truc immodeste au possible, surtout lorsque l’on souhaite publier. Pour qui donc se prend-on, à prétendre intéresser d’autres que soi ? Ce truc si troublant parce que l’on y oscille de l’état de félicité, sinon de surpuissance, à celui d’aboulie et d’incompréhension, parfois d’une seconde à l’autre, quand les mots, les idées se refusent, s’éloignent, se télescopent dans une danse anarchique, mortifère et stérile. On se demande à quoi bon. »

p. 41

 « Je n’écris pas uniquement lorsque j’écris. J’écris presque tout le temps. Quand je marche, quand je mange, quand je conduis, quand je voyage, quand de ma fenêtre je regarde les branches du grand chêne s’agiter sous les bourrasques, quand je fais les courses, quand je regarde un film ou une série, je pense à écrire. Lorsque je m’offre autant que je peux des plages de repos de l’âme en solitaire (rien faire est sans doute l’activité la plus responsable qui existe), je ne médite pas, j’écris. Les histoires puis les phrases me cherchent, me talonnent, vibrionnent autour de moi, fouillaient me tripes. Parfois, elles s’enfuient, ou se donnent à moi sans hésiter. »

p. 42

 « Vivre est absurde, alors qu’écrire, non. »

p.43


Lafargue, Jérôme, 2017, Un souffle sauvage, Les éditions du Sonneur.