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Biga, Daniel | Stations du chemin (poésies 1983-1987)

lundi 31 juillet 2017, par sebmenard

 « BEAUTÉ PERDUE

Je mangerai la terre et les racines
j’avancerai sur le ventre lombric humain
j’ai une telle faim des éléments du Simple
la vie du siècle m’écrase
la ville moderne me déchire

aujourd’hui partout où je vais c’est

dans la beauté perdue

j’ai vu disparaître les rivières leurs sources et des fleuves même
rivages quais parcs profonds et tant de jardins subtils
allés promenades hameaux villages

quartiers entiers

j’ai vu se bétonner des plaines des collines rasées
les voitures s’y gare sur l’Ombre animale des chevaux disparus

la brutalité des hommes est hénaurme !

pourtant
parfois
la tendresse d’un homme seul m’éblouit encore »

p. 60

 

 

 

 « DÉBLAYÉ

Tant et tant s’efforcèrent d’acquérir tant et plus
alors qu’il s’agissait d’éliminer éliminer encore…
(si peu avons-nous le goût du Juste :
pourtant n’est-ce pas en ne possédant rien
qu’on devient
en ne se montrant pas qu’on est vu
par Qui compte)

l’entretenant et m’y chauffant
sans cesse le contemplant
attiré par ses flammes nues dansantes
une nuit enfin
je tomberai dans le feu de mes déblais »

p. 62

 

 

 

 « VU

De nouveaux insectes sont là Après l’hiver
si étrangement semblables à ceux qui les précédèrent
si étrangement différents

De nouveaux insectes sont là Après la guerre
presque comme si on ne s’était aperçu de rien

Zazen sur la montagne
me prosternant devant le chiendent
me prosternant devant Phoebus

l’avion entre les feuilles du fayard passa
au moment exact où je relevais la tête
j’aperçus la bouteille juste en me dressant
le soleil se coucha à l’instant précis où je remettais mes bottes
à la seconde même le froid attaqua : je me mis en marche »

p. 67

 

 

 

 « IL N’Y A QUE LA VIE

Exusez-moi je ne vais pas très bien
mais vous non plus peut-être…
les masques que jour après jour
les masques que d’instant en instant
je porte pour me dérober à moi-même
qui suis-je ?

une souffrance qui s’aiguise puis s’émousse
une peur qui s’épuise et se revigore
une souffrance une peur
mais il ne s’agit pas de cela encore
derrière les mots qu’y a-t-il ? qui est là ?
derrière les mots peut-être rien n’existe
mais « rien » encore n’est qu’un mot
alors comment dire l’au-delà des mots

excusez-moi je ne vais pas très bien
mais vous non plus peut-être…
enfant naïf je n’ai pas fait mon trou
ce que la Société ne pardonne pas
alors elle me jette
elle voudrait bien ma peau mes os
et le seul trou qu’elle m’offrirait après m’avoir éliminé
serait le trou dernier
(non je ne serai pas son sacrifié
son masochiste de service)
« le bonheur est une décision » peut-être
pourtant je n’arrive pas à la prendre
mais peut-être certains sont-ils plus doués
mais peut-être ai-je raté un aiguillage mais
je ne sais pas grand-chose je ne sais pas vraiment
effectivement j’ai l’impression
de n’avoir pas décidé de ma vie
mais sans doute n’est-ce qu’une impression
ni le monde où je suis né ni la famille où j’ai grandi
ni la tristesse qui peu à peu m’a enveloppé
ni les métiers que j’ai faits ou n’ai pas faits
ni les lieux où j’ai vécu ou n’ai pas vécu
ni les femmes que j’ai aimées ou n’ai pas aimées

IL N’Y A QUE LA VIE

Martine Raymond Robert Michel Marie-Claude…
le suicide fut-il votre décision ?
Laurence Jean-Claude André Hélène Daniel…
la maladie de la mort fut-elle votre choix ?

j’ai vécu légèrement sans ancre ni boussole
plus d’une fois rompant mes minces amarres flottantes
comme si j’allais mourir jeune
et voilà que je ne le suis plus
qu’il me reste peut-être même longtemps à tirer
j’appréhende que ce ne soit pas facile facile — est-ce ma seule lucidité ?
l’art d’aujourd’hui ne correspond guère àce que je cherche
pourtant dès que j’affirme ou nie quoi que ce soit
mes propos ne sont que masques et démasques dans son infinité de courants et de mouvances indéchiffrables inconnus inclassifiables infigeables

IL N’Y A QUE LA VIE

beaucoup de poète semble-il exorcisent
leurs démons — et leurs anges — dans l’écriture

moi mes démons collent à ma vie
(et c’est sans doute pour cela que j’avais cru
les éliminer par la voie du silence
ne célébrant plus que l’œuvre des louanges)
mais voilà qu’ils m’ont ré-envahi
démons et pourceaux cohortes et troupeaux
les voilà qui m’encerclent me pressent m’étouffent…
pourtant je crie pour toujours :

N’Y A QUE LA VIE »

 

 

 


Biga, Daniel, 1990, Stations du chemin, Le Dé bleu.