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Tabucchi, Antonio | Voyages et autres voyages

mercredi 9 août 2017, par sebmenard

 « Quelle belle chose, les horaires ! Les horaires sont faits d’un temps spécial qui n’appartient pas au Temps, mais à un temps étroit, comptable, qui entre dans les pages d’un agenda. On fait des calculs : en prenant l’autobus à quatre heures du matin, j’arrive à Oaxaca à sept heures du soir. La cérémonie des sorciers zapotèques dans les collines est à vungt et une heures, si l’autobus n’a pas de retard, je devrais réussir. Voilà pour lundi. On verra plus tard pour mardi. »

p. 17 (conversation avec Paolo di Paolo)

 « La découverte (et la fascination) de la littérature me vint à l’adolescence grâce à un livre « magique » qui à mes yeux continue de l’être, L’île au trésor. La maison d’édition s’appelait Giunti-Marzocco et avait une belle collection de livres pour jeune public. Ce livre me transporta vers des océans fabuleux, c’était un vent qui ne gonflait pas seulement les voiles du vaisseau parti à la recherche du trésor mais qui bougeait surtout les ailes de l’imagination. En suivant ma fantaisie, mais confiant dans le principe de réalité, je cherchais l’île en question dans mon atlas, qui fut l’autre livre « magique ». C’était l’atlas De Agostini.

La seule représentation géographique que je connaissais jusqu’alors était le dessin de l’Italie, la botte. Mais là, c’était différent, j’avais le monde devant moi. Sur la première planche de l’atlas se trouvait le globe divisé en deux comme une orange, puis les planches successives des différents continents. On commençait par l’Europe, puisque selon les Européens le monde commence par l’Europe. Cet atlas ne pouvait évidemment pas avoir intégré l’anthropologie culturelle, c’est-à-dire l’idée du relatif. La chose qui me fascinait le plus, c’était que sur la page de droite on voyait la représentation d’un continent et sur celle de gauche une série de photographies « emblématiques » du continent en question. Je me souviens de quelques-unes d’entre elles pour l’Europe, le Colisée, la tour Eiffel, la Petite Sirène de Copenhague, le Pont de Londres. Pour l’Afrique figuraient entre autres : les pyramides, le Kilimandjaro, une mosquée du Maroc, une cité d’argile du Mali. Pour l’Asie, le port de Singapour, une pagode à Tokyo et une vue de Samarkand. Pour l’Océanie, je me souviens du port de Sydney et du visage d’un homme avec un os enfilé dans le nez. C’était ça, le monde. Et ce fut ma première idée de la terre. Pour moi, elle était immuable et sûre, parce qu’un côté il y avait la représentation abstraite de sa forme géographique et de l’autre les images photographiques, le « contenu ». J’ai encore cet atlas et il m’est arrivé récemment de le regarder. Curieusement, il est désormais inutilisable, comme un horaire périmé des chemins de fer ; si on voulait l’utiliser comme guide, ce serait comme prendre un train pour se rendre dans uen ville et arriver dans une autre.

Pourquoi conserver cet atlas ? Certainement pas par nostalgie. Pour moi, qui n’ai jamais prétendu enseigner quoi que ce soit à qui que ce soit sinon les instruments de travail pour reconstruire philologiquement un texte littéraire, cet atlas constitue un précieux instrument didactique. Je le garde pour mes petits-enfants afin qu’ils ne pensent pas, comme je le pensais alors, que le monde sera toujours celui qu’ils connaissent ; afin qu’ils se rendent compte que la représentation du monde est relative, que les couleurs des cartes géographiques changent, un pays qui était coloré en rouge devient blanc, un autre qui était jaune devient vert, un qui était grand devient petit, les frontières se déplacent et les délimitations sont mobiles. Les invariants sont les cours des fleuves, la hauteur des montagnes et la ligne des côtes, mais s’ils appartiennent aujourd’hui à tel pays, ils pourraient plus tard appartenir à un autre. Les seules « frontières » qui ne changeront jamais sont celles du corps humain et ce que celui-ci éprouve si elles sont violées. »

pp. 23-25

 « Par exemple le Borago, qu’on appelle en Crète « herbe des mélancoliques ». Cette mauvaise herbe parasite aux petits fleurs violettes est utilisée depuis l’Antiquité comme infusion pour ses propriétés antidépressives. Déjà Dioscoride et Galène la recommandaient, mais on avait toujours pensé à un placebo. Les scientifiques ont découvert récemment que la molécule contient un principe actif riche en oxydes gammalinoléniques, précieux pour les maladies cardio-vasculaires, avec des propriétés tranquillisantes et en même temps toniques que les sociétés pharmaceutiques synthétisent chimiquement pour produire des antidépresseurs courants. »

p. 76


Tabucchi, Antonio, 2010, Voyages et autres voyages, 2014 pour la traduction de Bernard Comment.