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Sur la route 67, quittant la Pologne

mardi 31 octobre 2017, par sebmenard

 

 

 

Carl Warrlich radar et pâquerettes ! Jura Polska Auto Verslas et fonce ! Kuehne & Nagel je ne dirai plus votre nom ! Des petites fleurs de Podlachie — ou des nids de cigognes. Et les semi-remorques disent Turquie, Roumanie, Bulgarie, Biélorussie, Pologne, Allemagne, Géorgie, Russie, Slovaquie, Slovénie, Serbie, Grèce, Azerbaïdjan, Ukraine, Arménie, Turkménistan, Finlande, Norvège, République Tchèque, Hongrie, Belgique, Kazakhstan. As-tu pensé à l’asphalte de la route 67 ? Alors nous étions sorti d’une forêt de Pologne et j’avais envie de lire des discours d’Indiens. Nous avions en tête Kaunas, Riga, Tallinn, la Via Baltica. Il n’y avait qu’une solution : faire l’inventaire des aires de stationnement jusqu’à hauteur de Salaperaugis, où nous pourrions quitter l’asphalte vers d’autres possibles. Je n’ai pas été très studieux. On a nos fatigues.

 

 

 

(…) la compagnie Ridma propose : une station-essence ouverte 24h/24 et 7j/7, un service de nettoyage automobile professionnel, un service de parking automobile et un entrepôt professionnel, un nouveau menu tous les jours. À Marijampole, la capacité d’accueil est de 800 voitures et 200 semi-remorques. Au poste de frontière de Kalvarija, 260 semi-remorques. Vidéo-surveillance et vigile. Café. Restaurant. Douches.

 

 

 

(…) arrivant sur le truck-parking Ridma, au point de frontière Kalvarija et sur la Via Baltica, je recherchais incapable ce que disait Pierre Bergounioux des zones asphaltées, bitumées, à jamais rendues stériles par l’Homme. Le parking était immense. L’asphalte avait tout envahi. Nous cherchions un lieu de repos. Il y avait plusieurs dizaines de semi-remorques à l’arrêt. Tout était immobile. Je m’attendais à voir surgir un homme, un chien. Rien ne se passait. Nous avons repéré un petit espace d’herbe et des constructions en bois : abris, bancs, tables. Approchant, un vol de corbeaux a noirci le bleu balte. Les bancs étaient sciés. Les abris branlaient. Les toits s’écroulaient. Les poubelles débordaient. On tournait sur cet asphalte et rien n’avait lieu. Les camions restaient immobiles. Les antennes restaient dressées. Les sacs plastiques volaient. Les mégots roulaient. Cette impression de sillonner des lieux abandonnés, détruits, laissés, quittés. Le vent du nord s’engouffrait entre l’acier des carcasses en métal. Les bâches des remorques claquaient dans la poussière. Derrière l’une d’entre elle, je découvrais l’existence d’un mobil-home posé à même le goudron. Les vitres avaient disparues. Porte dégondée. Corbeaux, à nouveau. Une apocalypse de l’ordinaire.

 

 

 

(…) un grand break a surgi du sud. Il remontait vers le café, plus haut. À nouveau, les corbeaux ont tourné dans le bleu balte. Nous avons passé la dernière remorque, et le flux de la route européenne 67 s’est fait entendre. Nous avons repris la piste. Petroleum Luk Oil Neste DKV — glissière en métal, bandes blanches et pissenlits — pneumatiques — phares — échappements — huiles — ruines — flaques. L’espace de survie que nous utilisions, entre la dernière bande blanche à droite de la route et l’herbe des talus, était fin et nous étouffait. Les semi-remorques sont des semi-remorques. Nous sommes des poussières. À hauteur de Salaperaugis, nous avons quitté la 67.

 

 

 

(…) c’est la forme d’un bois, plein ouest, qui nous a interpellés. Ce bois était épais. Mais en s’y installant à l’ouest, nous étions à l’abri des regards : la seule route qui passait par ici était de l’autre côté. Nous avons traversé les prairies et les fossés qui nous séparaient de ce refuge. Ce bois faisait seulement quelques dizaines de mètres de long et de large. Il s’agissait probablement les restes d’une surface boisée bien plus étalée. Nous avons estimé les possibles et écouté les vents. Tout semblait correspondre. Nous prononcions de temps à autre quelques mots pour évoquer cette inquiétude à rouler sur les routes de l’Europe. Les graminées et l’ouest nous faisait oublier cette violence. Je pensais à la vision du parking à semi-remorques du poste-frontière de Kalvarija. J’essayais d’imaginer quel destin avait conduit des hommes à dessiner la forme de ce parking à semi-remorques. Je pensais aux ouvriers qui avaient bâti les abris en bois désormais inutilisables de ce lieu. Je pensais à ces lieux. Je laissais se dessiner la scène de la livraison du mobil-home sur l’asphalte du parking, le démontage de ses fenêtres, et l’arrivée des déchets dans son espace intérieur. J’entendais encore les bâches des remorques claquer. Au loin, des pluies passaient dans le rouge rose du ciel de l’ouest. Puis c’était la nuit.