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L’histoire que je porte

samedi 22 août 2015, par sebmenard

L’histoire que je porte s’appelle un récit dingue et c’est faux et sans importance — l’histoire que je porte n’a pas d’importance et pourtant c’est là et je tremble.

L’histoire que je porte contient au moins une fois les mots sandwich à la rate de porc — affonner en silence — filer plein Est — il y a aussi des cabanes pour s’y reposer — un oeil perdu — un anglais et son vieux camion Mercédès sur les routes de l’Inde — un thrift shop et des manteaux en fausses fourrures. L’histoire que je porte commencerait ainsi avec un texte et sa basse — un type pour faire chanter son oud et ce texte s’appellerait l’histoire que je porte — ce serait l’idée d’un récit — et puis rien. Pour écrire l’histoire que je porte il faudrait se souvenir du mot expérimenter — il faudrait se souvenir des jours où on prend un train pour partir loin et réfléchir (la couleur du ciel ces jours-là) — il faudrait penser à ceux qui viennent te retrouver là-bas alors — il faudrait noter le mot échouer et marcher encore — il faudrait se souvenir du jour où on avait voulu construire un radeau — il a coulé c’est comme nos souvenirs. Pour écrire l’histoire que je porte il faudrait se souvenir très exactement du réel et c’est impossible et c’est magnifique — il faudrait se souvenir des SMS envoyés les jours les nuits leurs poèmes — ils feraient les titres tendres et durs de l’histoire que je porte — ce serait les gimmicks de nos voix hautes dans le noir. L’histoire que je porte serait celle des tunes qu’on garde pour partir sur la route et traverser l’Europe — ce serait celle de Raşinari et d'Andrzej Stasiuk — ce serait celle des neiges en haut du col de Borşa et peu importe que tu n’aies jamais vu les neiges en haut du col de Borşa — tu les raconteras très bien — ce serait l’histoire des flottes qui s’écoulent dans la mer Noire au bout du Danube — l’histoire que je porte serait celle de la nuit des Balkans par exemple dans une Jetta grise et un homme est là qui embrasse la pluie les montagnes — ce serait l’histoire des bêtes ce matin-là — ce serait l’histoire d’un col passé à pied et de l’orage — ce serait celle des soupes chaudes et des héros sans noms.

Pour écrire l’histoire que je porte il faudrait réapprendre les mots virgule et ponctuation mais c’est rien — l’histoire que je porte c’est celle qu’on entend encore dans nos têtes le matin — c’est la petite phrase qu’on a en bouche quand on prend la route de nos jobs et qu’on sent les herbes fraîches mais pas le temps pour marcher dedans — c’est ça c’est vraiment ça l’histoire que je porte n’a pas de virgule ni rien. Pour écrire l’histoire que je porte il faudrait relire chaque livre et recopier les breaks et les marges — les images celles qu’on a encore dans l’oeil et dans l’oreille non c’est ça : l’histoire que je porte c’est un son et ça résonne et ça nous crie dans l’oreille parfois — l’histoire que je porte on pourrait la gueuler debout sur le col de Borşa par exemple — sous les pluies froides d’un orage d’été — et on entendrait au loin les vaches gueuler et on entendrait au loin une bagnole étouffer sur le bitume — et ça serait le son de l’histoire que je porte. Pour écrire l’histoire que je porte il faudrait s’assurer qu’elle n’existe pas il faudrait vérifier que tout ça — c’est bien une histoire rien qu’une histoire — il faudrait vérifier si quelqu’un n’a jamais dit bougeons sans cesse bougeons tout le temps — c’est insupportable de se réveiller toujours au même endroit — ou bien autre chose par exemple personne n’a-t-il jamais dit pourquoi t’écris comme ça — on comprend rien — et si jamais on trouvait quelqu’un pour l’avoir déjà dit — est-ce qu’on ne tremblerait pas un peu en disant l’histoire que je porte c’est celle-ci — très exactement celle-ci.