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Alexievitch, Svetlana | La supplication

vendredi 25 mars 2016, par sebmenard

« (…)Soudain, nous avons éprouvé un sentiment nouveau, inhabituel : chacun de nous avait une vie propre. Jusque-là, nous n’en avions pas besoin. Chacun a commencé à s’interroger à chaque instant sur ce qu’il mangeait, ce qu’il donnait à manger aux enfants, ce qui était dangereux pour la santé et ce qui ne l’était pas... Et il devait prendre ses décisions personnellement. Nous n’étions pas habitués à vivre ainsi, mais avec tout le village, toute la communauté, toute l’usine, tout le kolkhoze. Nous étions des Soviétiques, avec un esprit communautaire. Ainsi, moi, j’ai été une femme soviétique. Très soviétique. Pendant mes études à l’institut, chaque été, j’allais travailler avec un détachement communiste d’étudiants. Nous travaillions dans des chantiers et donnions l’argent gagné à des partis communistes du tiers-monde. Notre détachement aidait celui de l’Uruguay…

Nous avons changé. Tout a changé. Il faut faire de très grands efforts pour le comprendre. Sans parler de l’incapacité de s’exprimer...

Je suis biologiste. Mon mémoire de diplôme portait sur le comportement des guêpes. Pendant deux mois, j’ai vécu sur une île déserte. J’y observais un nid de guêpes. Elles m’ont admise après m’avoir observée pendant une semaine. Normalement, elles ne laissent approcher personne à moins de trois mètres, mais moi, après une semaine, je pouvais rester tout près de leur nid. Je leur donnais à manger de la confiture sur une allumette. Mon professeur avait un dicton favori : “Ne détruis pas une fourmilière, c’est une bonne forme de vie étrangère.” Un nid de guêpes est lié à toute la forêt et, graduellement, je suis devenue une partie du paysage, moi aussi. Un souriceau est venu s’installer sur l’une de mes baskets. C’était un souriceau sauvage, mais il me percevait comme un élément de la forêt : j’y étais la veille, j’y étais ce jour-là, j’y serais le lendemain…

Après Tchernobyl... J’ai vu, à une exposition de dessins d’enfants, une cigogne qui se promenait dans un champ noir avec, comme légende : “Personne n’a rien dit à la cigogne.” C’étaient également mes sentiments. Mais j’avais mon travail. Nous nous déplacions dans toute la région. Nous prélevions des échantillons d’eau et de terre pour les porter à Minsk. Nos jeunes collaboratrices bougonnaient : “Nous transportons de petits pains bien chauds.” Aucune protection, pas de vêtements spéciaux. Nous voyagions sur le siège avant et les échantillons “rayonnaient” dans notre dos. Nous participions également à l’enfouissement de la terre radioactive. Enterrer la terre dans la terre... Une occupation humaine bien bizarre... Nos instructions étaient de faire précéder l’opération par une exploration géologique. Il fallait s’assurer que les eaux souterraines se trouvaient, au minimum, à quatre mètres de la surface et que la fosse elle-même était moins profonde. Il fallait aussi étaler une couche de plastique au fond de la fosse. Dans la réalité, les choses ne se passaient pas du tout comme ça. Comme d’habitude. Il n’y avait généralement aucune exploration. Le chef montrait un endroit du doigt : “Creuse ici !” L’opérateur de l’excavatrice obéissait. Quand il avait fini, on lui demandait :

— Quelle est la profondeur du trou ?

— Le diable le sait. Lorsque j’ai vu de l’eau, j’ai arrêté.

Et l’on jetait les déchets contaminés directement dans les nappes phréatiques. »


Alexievitch, Svetlana, La supplication, trad. Galia Ackermann et Pierre Lorrain, Éditions JC Lattès, 1998.