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Rouzeau, Valérie | Quand je me deux

mardi 16 août 2016, par sebmenard

TRR…

Voici d’iliade longtemps j’étais petite enfant
Et je touchais à tout
Alors « la trafiquante » mon père me baptisa
ou plutôt me rappela.

Avec ce sobriquet
Je devins fière fière fière comme une bougie
Tout s’éclairait même le crapeau pisseur
Caché trrès au fond de mon cœur.

Je trafiquais des éléphants microscopiques
Des fourmis géantes du vrai Moyen-Âge
Aux pattes griffues de griffon
À la crinière de lion
À la queue de poisson
Des balais élastiques une ménagerie tactique.

Trafiquante puisque j’embarquais la porcelaine
Les couteaux-qui-coupent
Les dents de la grand-mère
Et je me rougissais au géranium au chant d’oiseau
Me verdissais en sauterelle m’ébleuissais ciel ciel.

Convoquais la grenouille la tortue la laitue
L’escargot l’escarpin
Volé vermeil talon pas mal
À ma mère elle aussi trafiquée par mes soins
Aiguilles et pommes de pin
Cachous crachats crachin.

Trafiquais encore napperons et mouchoirs
Je brodais me faisais mousser
d’un blaireau singulier sanglier
Mystère pater aux rideaux je grimpais
Là-haut terreur juchée en catastrophe
Et ciré rose avec tête de minouche.

Je trafiquais idem la soupe c’était trop louche
Tout cette tignasse d’ange qui y baignait
Avec les cubes en or en soit jeté le sort :
Cours à toutes jambes bouillon
Ou brûle mon pantalon !

Je trafiquais itou les yeux de l’ours ronds ronds
Le chiffon de poupée la passoire l’écumoire
La digitale poison nommée gant-de-renard
Dans l’Angleterre profonde comme les bottes de pluie
Où sautais à pieds joints les bons matins trrempés
Attraper la merveille des nuages de passage
Et changer moi pareil.

Trafiquante solitaire tout au fond du jardin ou le nez dans l’armoire
Les parents faisaient « trr… trr… tr… »
C’était d’étrranges créatures pApache ma Manche
Je crois que je les aimais bien
Dans ce temps aux couleurs simples élémentaires
Idiotes comme si vraiment le soleil était jaune.

Moi je leur arrivais aux mains grandissais bien
J’allais d’ailleurs de plus en plus loin que le fond du jardin
Que le fond de l’armoire que le fond du vieux puits
Il y avait la lune aussi dans ma vie
Pas celle que l’on avait marché dessus l’autrre
La rayonnante l’effrayante la secrète Phoebé.

Trr… Tr… Tr…
Je grillonnais pour porter de la chance
Ou quoi de trrès heureux trrès trrès trrès
Parfois le satellite sélène de la terre me souriait
Alors je m’allumais je me balançais haut
Comme la plus petite araignée qu’autrefois je croyais
Susprendue dans le vide.

Trr… Trr… Trr…
Je crayonne je chiffonne
Trr… Trr… Trr…
Trr… Trr… Trr…
Je note je grigrillonne
Tant que la vie m’étonne
Trr… Trr… Trr…

pp. 14-16

TRENTE-DEUX DENTS

Ne loue pas de camion je vais te transporter
J’ai un petit fourgon tes affaires y tiendront
Souris tu déménages tu vas vers nouveaux jours
Qui sait nouvel amour
As du champ devant toi toutes tes dents tes deux bras

Tes deux yeux tes dix doigts ta caboche têtue
Tu as tout ce qu’il faut un front un ventre un dos
Des milliers des milliards de cheveux oui je veux
Tout ce qu’il faut en somme n’est-ce pas merveilleux
Enfin te voilà toi femme entière accomplie

Femme totale sur sa route c’est un bien crois-moi bien
Une aubaine vois la chance avec toi t’attriste pas
Que ça roule maintenant vale l’hiver l’avant
Une page se tourne ça doit être légère
Comme avion de papier

Ne te tourmente pas tu es lancée partie
Mords la vie mords la vie mords la vie mords la vie.

p. 75


Rouzeau, Valérie, 2009, Quand je me deux, Le Temps qu’il fait.