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Skopje

jeudi 16 novembre 2017, par sebmenard

 

 

 

“Parce que ce qui tient de l’urbain n’appartient pas seulement à la ville mais nous concerne en tant qu’intériorisé et porté par les hommes là où ils sont et là où ils vont, porteurs de l’autre et de leur temps, quand bien même il ne s’agit plus de l’espace immobile de la ville mais qu’on la fuie ou la rejoigne, qu’on soit soi-même là transporté sur la surface du monde et malgré la présence d’abord de la grande nature et de ce que le filet de la ville n’a pas contaminé : une route est toujours, la plus ancienne et la plus contemporaine, une aventure de risque entre ce que l’homme transforme et ce qui reste qui ne se résout pas à sa domination.”

François Bon, Dehors est la ville (essai sur Edward Hopper), Tiers Livre Éditeur.

 

 

 

Nous passions la frontière sous le soleil et sur l’asphalte. C’était une autoroute. Les chemins n’existent plus pour les errants. On fait ça, on fonce comme ça. Nous avions les corps entre les voitures et les trucks. Ça sentait comme sentent toujours ces lieux : un mélange de gasoil, d’huile chaude, de bitume mou, de béton, de chien, d’herbe tondue et d’urine. Je notais encore : paquet de chips éventré, tapis laissé là pourrissant au sun, pneu de semi-remorque éclaté, mégots, touillette à café, canette aplatie.

 

 

 

(…) c’est une erreur d’imaginer qu’on ne peut pas emprunter les routes 1104 ou 29178 pour passer depuis Koumanovo, en République de Macédoine, vers la Serbie. Les frontières sont infinies mais franchissables. Cependant, pour plus de tranquillité, nous avions choisi de rouler sur l’A1, qui file plein nord. C’était une expérience : la bande d’arrêt d’urgence était large et propre. Les automobiles filaient à notre gauche, et nous étions sur le côté droit de la route. L’espace était large. Nous nous sommes surpris à dire que nous étions plus en sécurité à cet endroit que sur les petites routes du réseau secondaire. La première sortie se trouve entre Čukarka et Aliđerce. Là, on peut rejoindre la route 158 qui file aussi vers le nord, de façon parallèle à l’autoroute A1. Nous visions Vranje. On ne savait pas à quoi ressemblerait cette route 158. Il n’y a aucune règle. J’avais en tête l’entrée dans Skopje.

 

 

 

(…) vision de deux hommes au bord de l’asphalte usé craqué. Il y a des sacs plastiques. Ils ont allumé un feu et des chiens sont là. Pourquoi les chiens ? Pourquoi toujours les chiens ? Le feu fait de belles flammes et les deux types semblent regarder les flammes. Les chiens aussi semblent regarder les flammes. Peut-être que tout se joue là, dans ce regard commun, ce regard partagé des deux hommes, des bêtes, des sacs plastiques et de l’asphalte usé craqué.

 

 

 

(…) mais il est impossible d’utiliser la fonction Street View de Google sur la route 29178 en République de Macédoine. Il y a simplement quelques points bleus : ils signalent une image de type photo-sphère. En approchant de la zone frontière entre Serbie et République de Macédoine, on trouve une photo-sphère datée de novembre 2016. Elle montre un asphalte usé, craquelé, taché. Sur une plateforme en béton, on trouve deux hommes et un chien. Ils sont tournés vers les flammes d’un petit foyer fait de branches. L’un des deux hommes a sa main sur un chien. Même scène quasi que vue dans vraie vie sur route. Grand trouble.

 

 

 

(…) et c’était entre Vranje, Ribnice et Donji Neradovac. Là, la route 158 s’écarte de l’autoroute A1 pour aller s’enfoncer dans Vranje. Nous avions trouvé de l’eau et des vivres dans un petit magasin de Donji Neradovac. Nous avions tourné dans les rues adjacentes du village : on cherchait un lieu sûr pour la nuit. Finalement, nous avions repris la route. La langue de bitume semblait filer sur une crête. Le dévers nous appelait. Je notais : dans un vallon qui faisait forêt sans arbres. Je précisais : quelques uns, en haut. Et de là : la forme d’un refuge. Je raconterai plus loin le verger de Zivkovo, le Divano Bar, et le Restaurant Jablanica. Puisqu’ils ont tous un lien précis avec Skopje et les routes aux alentours. Et puisque tout ça dans le grand tout tournoie sans fin.

 

 

 

(…) de Prilep, nous avions roulé sur la route A1. Ce n’était pas très clair puisque, s’il y avait bien une route A1 en République de Macédoine (elle va, disons de Koumanovo à Negotino), il y en avait aussi une autre qui allait de Prilep à Gradsko. J’ai vérifié : elle porte aussi le nom A1. C’est en buvant du café à la terrasse d’un bar de Gradsko que je l’ai compris. Là aussi que j’ai compris que la route A1, qui traverse la République de Macédoine, se poursuit en Serbie et continue là-bas de porter le nom A1, et qu’il s’agit en fait de la route européenne 75. C’est aussi elle qui nous bloquait en quittant Thessalonique. « La route européenne 75 relie Vardø en Norvège à Sitía en Grèce ». C’est ce que je me répétais, fasciné dingue, dans la poussière et la boue, entre Vladičin Han et Grdelica, en Serbie, lorsque la A1 disparaît à travers le défilé de la Južna Morava. Le défilé de la Južna Morava est magnifique. La rivière file doucement à travers les collines. Tout est vert et semble fertile. Lorsque nous sommes passés, les villages étaient peu à peu engloutis par la poussière des travaux de terrassement qui s’étiraient sur plusieurs dizaines de kilomètres. Les routes secondaires étaient défoncées, éventrées, coupées. Elles alternaient entre vieil asphalte, pavés, boue, poussières et gravats. Sur cette route, entre Vladičin Han et Grdelica, je me répétais fasciné dingue que « la route 75 relie Vardø en Norvège à Sitía en Grèce ». Et pourtant cette performance n’a rien d’exaltant. Il s’agit simplement de forêts décimés, de cours d’eau détournés et de villages écorchés.

 

 

 

(…) nous étions privilégiés pour diverses raisons : grâce à notre passeport, il nous était très facile de traverser depuis Koumanovo vers la Serbie — grâce à l’esprit de la poussière, nous assistions béats à la suite des jours sur la route et dans les bois — grâce à au mantra de l’asphalte, nous entendions la prière des machines creusant terre-terre, roche-roche, prairies-prairies. Tout prenait un double sens et se répétait, tout semblait se recomposer dans cette traversée de la vallée de la Južna Morava et dans le passage d’un camion citerne aspergeant la poussière pour en faire de la boue. Car la boue, ça ne reste pas en suspension.

 

 

 

(…) nous avions passé le col qui se trouve entre Prilep et Gradsko dans la matinée. L’altitude n’est pas très élevée : 998 mètres. Mais il faut s’imaginer cet asphalte au soleil, et des dizaines de semi-remorques, de grosses berlines et de vieilles tires. Des chiens et des oiseaux crevés. Quelques centaines de mètres après le col, en direction de Gradsko, on trouvait une station essence. Je pensais que ça n’avait pas vraiment de sens — transporter du pétrole à cette altitude. Mais c’était à l’époque où je commençais à me dire que rien n’avait de sens. Écrire permet de remettre un peu d’ordre face à ce bazar de plastique de d’asphalte.

 

 

 

(…) je ne le referai pas, mais j’ai été contraint de consulter pour la seconde fois la fonction Street View de Google. Je ne me souvenais pas de l’altitude du col, entre Prilep et Gradsko. Je l’avais probablement notée dans un carnet, mais je n’ai aucune idée de l’endroit où se trouve ce carnet. J’aurai pu utiliser un autre service de cartographie, mais j’ai voulu mettre à l’épreuve ma mémoire : j’étais persuadé de trouver un panneau bleu, au bord de la route, indiquant l’altitude du col. Je l’ai vérifié, et c’était le cas. Autre indication : l’existence d’un espace publicitaire indiquant « GRAND CASINO », lettres majuscules et en français, au bord de la route. Je n’ai pas refait toute le trajet grâce à Street View, je me suis contenté de quelques sauts à différents lieux, sur la route A1 Prilep-Gradsko.

 

 

 

(…) d’autres dingues prennent aussi l’asphalte sur leur vélo. Entre Prilep et Gradsko, j’ai vu à plusieurs reprises l’image d’un cycliste filant sur son vélo chargé. J’ai eu peur de me croiser moi-même. C’était un peu plus loin, sur des images datées par Google de juin 2015 : la forme d’un vélo au bord de l’asphalte, à quelques mètres. Nous faisions très souvent ce genre de pause. L’engin était sur sa béquille, mais c’était un vélo fait pour rouler : cadre noir, guidon multi-positions, selle cuir, grandes sacoches à l’avant comme à l’arrière, tente arrimée au porte-bagage. Je distinguais la silhouette du voyageur un peu plus loin : il semblait occupé à cuisiner — réchaud, casserole, plastiques, objets. Il s’était positionné au pied d’une sorte de totem à la gloire du monde moderne : sur un arbuste sec sec, on avait accroché quelques enjoliveurs, une demi-lunette de wc, un gilet jaune et quelques morceaux de plastique. Même si j’aurais aimé faire une pause à cet endroit, il ne pouvait s’agit de moi : je ne porte que rarement une casquette (il portait une casquette), je n’étais pas sur la route A1 entre Prilep et Gradsko en juin 2015, et mon vélo n’a pas de béquille. Cette recherche était suffisante pour mettre en doute mon expérience de la réalité, du souvenir et de l’image.

 

 

 

(…) longues portions d’espaces inhabités. Collines ou petites montagnes. Ruisseaux qui filent. Parfois routes entre roches. Gorges. Rarement villages. Lorsqu’une piste part de l’asphalte principal, elle semble indiquer un hameau, un groupe de quelques maisons. Peu de villages, peu de shops. Peu d’eau potable. À la sortie de Rosoman, des femmes vendent du zakuska. C’est les Balkans. J’aimerais pouvoir saisir ça. Pas le comprendre, le saisir.

 

 

 

(…) pour entrer Skopje sans le gasoil, nous avions choisi de suivre la route 1102. C’est une bande d’asphalte et de terre quasiment abandonnée, et qui file entre les deux asphaltes de la A1, la E75, ou l’Autoroute d’Alexandre de Macédoine. Car entre Vélès et Katlanovo, la route européenne 75 se sépare en deux voix, l’une allant vers le sud, l’autre vers le nord. Entre les deux, c’est une colline, des champs, des prairies, des pistes, des bois, quelques villages et le lac Mladost. C’est ici qu’on entre Skpoje. Je veux dire, ce sont les derniers lieux sauvages. À partir de Katlanovo, la route est droite et vise directement la capitale. Générique de béton, d’asphalte et de poussière. Bande-son soleil gasoil. Puis c’est R’janitchino, et ce sera tout droit sur la 1102 jusqu’à Skopje. Et c’est bagnole, trucks, bus, tracteur et mobylettes. Et ça file-fonce-fonce. La 1102 se retrouve bientôt parallèle à la ligne de chemin de fer et les passages à niveaux sont rares. Je donne le truc ici — je ne sais plus comment nous l’avons trouvé. Peut-être un peu trop de dinguerie. Ou alors c’est en observant quelques vieilles femmes pédalant dans la poussières et les gobelets en plastique. La 1102 se transforme en route à sens unique sur ses dernières centaines de mètres, à hauteur de la station essence. N’essayez surtout pas de persévérer : c’est une sortie en provenance de l’autoroute A1, E75, Autoroute d’Alexandre de Macédoine, Alexandre le Grand, etc. Cependant, il y a un trottoir, sur le côté gauche de la voie. Montez dessus. Il est défoncé. Le béton est en vrac. Il y a des zones d’herbes, des flaques, des déchets, des chiens, des gravats. Ça dure jusqu’à hauteur de l’Université. Là, on trouve une piste cyclable intermittente. On peut rejoindre le centre de Skopje.

 

 

 

(…) nous avions repéré un lac, au nord de Vélès. Nous pensions y trouver refuge. Au sud du lac Mladost, il y avait un bois : c’est là que nous avions passé la nuit. La dernière nuit avant Skopje. C’est un élément dont je me rends compte seulement aujourd’hui : les nuits précédents ou suivants nos traversées de villes sont pour la plupart des nuits dans les forêts. Il s’agit toujours d’une forêt en mauvais état, en grande partie décimée. Ce bois, au sud du lac Mladost, grimpait sur la colline. Avec notre chargement et les kilomètres parcourus (93, ce jour-là, vérification faite), nous n’allions pas nous enfoncer profondément. Sur les premières centaines de mètres, il y avait déjà quelques lieux où dormir.

 

 

 

(…) deux phares dans la nuit déjà venue. Le son des bêtes disparaît, reste le moteur. Extinction. Phares seuls. Jaune dans bleu nuit. Puis le noir. Quelques minutes après, à nouveau deux phares dans la nuit toujours là. Bêtes toujours silencieuses. Son des routes et du diésel vers le premier. Fin moteur, deux phares dans la nuit, puis noir. Les portes s’ouvrent et se ferment. Voix dans nuit. Quatre, cinq minutes. À nouveau portières, ou peut-être coffres. Voix dans nuit. La sonnerie d’un smartphone dans le noir. C’est à moins de cent mètres, un peu en contrebas. Nous sommes invisibles pour eux, comme bêtes. Encore les voix dans le noir. Puis portières, phares et moteurs. Tout s’échappe. Le son des pneumatiques dans la poussière et sur les cailloux. Puis reste rien. Ensuite, il faut trente minutes aux bêtes pour reprendre la parole. Une fiction, une inquiétude, une histoire peuvent largement durer trente minutes.

 

 

 

(…) nous étions entrés dans Skopje sans le gasoil. À la terrasse d’un café-librairie, j’essayais de tout prendre en note. Rien oublier. Descente depuis le point le plus haut (quelle est son altitude ?). Source sous le pont. Petite route seule dans forêt, dans bois. Asphalte parcellaire. Piste-piste-piste. Carcasse rouillée d’un fourgon en contre-bas. Deux types dans une vieille tire s’arrêtent et depuis la fenêtre indiquent la source plus loin : « Les meilleures eaux de tout Skopje sont là ! ». À l’horizon quel nom pour les montagnes enneigées ? Longue descente asphaltée vers le village en bas. Fleuve, pêcheurs. Vent pleine face. Shops pour changer les pneus de bagnole. Outils. Ferrailles. Dizaines de petits magasins, échoppes, bars, tables en plastique et bâches usées. Un robinet de flotte où une jeep militaire vient faire les réserves d’eau potable. Bus à étage. Gens, de plus en plus. Scooter. Engins à deux, trois quatre roues pour tirer ferrailles, pour tirer pailles, pour tirer bêtes, pour tirer vivres, pour tirer, tirer, tirer. Pourquoi as-tu peur de tout oublier ?

 

 

 

(…) le verger de Zikovo est loin de Skopje mais le chapitre Skopje ne tiendrait pas sans l’évocation de ce lieu, au bord de la rivière Jablanica, après le Divano Bar et le Restaurant Jablanica. Le Divano Bar se trouve à Vranje ce qui est assez loin aussi de Zikovo. Reste au Divano Bar le souvenir du mot pekara, une carte digitale consultée sur la wi-fi publique, et l’idée de Zikovo elle-même lointaine-lointaine. La route continuait et le printemps était déjà là. Nous étions au bord des tournants, sur la crête des vertiges. La suite des villes s’enchaînait et nous allions d’un bois à l’autre sans en prendre conscience. Nous avions repéré la Jablanica, affluent de la Južna Morava. Ou alors la route nous y avait conduit. La route, les chiens, les champs, les pistes, les shops, les fontaines, les abris, les vents, tout ce sur quoi on compte dans ce genre de situation. C’était une situation. Au Restaurant Jablanica nous avions des décisions à prendre et c’était soleil-soleil face aux grand diésel, aux charrettes, aux tracteurs, aux chevaux, aux troncs, aux foins, aux fientes, aux cartons, aux cagettes, aux plastiques, aux cailloux, aux canettes. Je dis ce que j’ai vu. Nous n’avons pas mangé dans ce restaurant de Zikovo mais repris la route en suivant la Jablanica. Nous avons aperçu ce bois, il suffisait de passer la rivière et de s’y rendre en suivant une piste. Le bois était verger. La nuit arrivait. Le souvenir de Skopje disparaissait dans les herbes humides. Les chiens aboyaient. Nous étions .

 

 

 

(…) centre statues-statues d’immondices et défonce le béton roule-roule. Nous avions un plan pour rejoindre le boulevard Alexandre le Grand. Là, sortir station petroleum, et roule-roule 1102 puis tourner à gauche 1104 : elle file en Serbie. Mais d’abord ce fut de longs asphaltes serrés trucks, serrés diésel, serrés chiens, serrés fourgon, serrés pistes, serrés trottoirs, serrés shops — ainsi que l’ascension vers une décharge où nous assistions à la mort d’un jeune chien percuté pare-choc. Ça restait en suspens ce gasoil, la mort d’une bête, des tâches d’huile, des plastiques pris dans les branches, les fumées de la décharge en décomposition et l’horizon éclaté de vert jaune. Nous nous sommes autorisés quelques minutes de trouble métaphysique avant de rouler vers Koumanovo.

 

 

 

(…) des chiens — des plastiques brûlés — des pneumatiques — de l’air frais.