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Varna

vendredi 24 novembre 2017, par sebmenard

 

 

 

“ Nous passâmes toute la nuit sur les eaux noires comme le goudron. Le Turc ramait tranquillement d’un bout à l’autre du lac, on aurait dit qu’il voyait les contours de l’île. Il arrêta sa barque à l’aplomb du minaret, de la fabrique de cigares, au-dessus d’un caf’conc qui était fameux, au-dessus d’un grand café. À chaque fois je sondais du regard les eaux du lac. Je ne voyais que le visage d’un homme aux yeux noirs. Comme si j’avais été l’île, comme si, couché au fond, noyé sous les eaux, je m’étais vu flotter au-dessus de moi, dans la barque d’un pêcheur. Je me souvins alors qu’il existe au plus profond de notre cerveau une zone qu’on appelle île. Que nous avons tous une île dans les bas-fonds de la pensée, un île que nous recherchons désespérément, comme le diamant fondu de notre être. Que nous-mêmes et notre monde sommes profondément engloutis dans les eaux du temps et de la mémoire universelle, telle une Ada Kaleh qui ne sera plus jamais réelle.”
Mircea Cărtărescu, « Ada Kaleh, Ada Kaleh », in. Last and Lost, éditions Noir et Blanc.

 

 

 

Parcourir des confins. S’enfoncer. Errer. Autour de Varna : deux nuits sans les forêts. Ça ferait un titre : Deux nuits sans les forêts. Ou encore Sans les forêts : deux nuits. Tendance à alléger : Deux nuits. Même s’il s’agit d’une friction des villes, ça cause clairement plus de forêts, d’abris, que de villes. Tout ça, sans parler encore des engloutis.

 

 

 

(…) terre rase — terre sèche et maïs récoltés. J’ai cru à des maïs car il en restait quelques traces. Le ciel était gris gris et le vent soufflait copieux. La flamme du réchaud était là couchée dans ce gris. La toile de la tente bombinait — mouche de nylon. Nous n’avions pas découvert un seul lieu où trouver refuge. Les villages que nous traversions semblaient porter tout le ciment de la désolation passée et à venir. On nous prévenait : il fallait éviter l’eau du robinet, se mettre à l’abri des brigands, s’éloigner des parcs publics (ce sont des exemples). La bande d’asphalte filant vers Varna était un peu plus haut. Vent soufflant l’odeur des gasoils. Claquement de soupapes porté à travers champs. Haies brassées poursuivant la courbe du goudron. Ces alignements d’arbustes et d’arbrisseaux, ces arbres, ces espèces sauvages et dernières représentantes d’un probablement étalement plus ancien suffisaient à cacher notre campement de la vue des automobilistes. Et c’est donc là, ici dans ce vent, assis dans terre, chauffant légumes et buvant bières, pissant sur brindilles sèches, faisant couler flotte sur nos peaux crasses, là dans ça que fut tracé le plan de notre traversée de Varna.

 

 

 

(…) falaise mangée-mangée par l’eau dont le ressac gronde silencieux. L’asphalte serpente et dénivelle — suit le relief et la découpe rocheuse. Nous n’avions rien trouvé de mieux qu’une station-essence pour du café, de l’Internet et de l’eau. On approchait de Varna. Les chiffres défilaient sur les écrans des pompes à gasoil. Les écrans plats diffusaient les images des chaînes d’information en continue. Les sacs plastiques volaient dans le gris. Puis c’était continuer de suivre cette falaise et arriver devant la vision de l’asphalte éventré. La vision du goudron ouvert. La vision d’une grande maison déstabilisée, abandonnée, écartelée, fissurée, craquelée, pillée, délabrée, malmenée par le glissement de la falaise. La route était interdite à la circulation. Seuls les marcheurs et les cyclistes passaient ici. Dans les failles du goudron, les déchets s’accumulaient. Face aux éléments, les smartphones enregistraient. Tapoti silencieux des doigts sur les écrans. Son factice simulant la levée d’un miroir d’appareil photo à visée réflex. Et falaise affalée mangée-mangée par les eaux le temps.

 

 

 

(…) nous faisions notre entrée dans Varna sur la route 9, la route européenne 87. Puis on la quittait pour le boulevard Boris 1er. La route 9, la 87, était une large bande d’asphalte à deux ou trois voies. Les bolides filaient, doublaient, accéléraient, crachaient. C’était ça. Entrée des villes. Mais on filait vers le sud. Mais la rive et la mer étaient à quelques centaines de mètres, sur notre gauche. La direction du sud donne-t-elle une autre friction à la secousse des villes ? Le vent de la mer Noire pousse-t-il d’autres mojos aux corps vagabondés ? Nuage de sacs plastiques. Chiens. Bus crachant son labeur à la quittée d’un arrêt. Claquement de courroie usée. Longs — larges panneaux publicitaires tombant l’horizon. C’était le moment de s’interroger sur nos routes, nos traces. Pourquoi continuer ainsi la traversée du continent ? La frictionnée des villes ? La quête du refuge ? Quelle forme pourrait prendre le début d’une réponse à nos questions ? Les roulements de la roue avant de l’un d’entre nous étaient usés. Je ne le considérais pas encore comme une image pour les traques sans cesse renouvelées, mais je le consignais dans un carnet.

 

 

 

(…) nous avions trouvé le robinet d’une source chaude. Eau soufrée terre terre. Les bagnoles n’en finissaient pas de freiner au feu rouge — puis elles accéléraient au feu vert. C’est une évidence qu’il faut pourtant dire. Nous nous étions postés à ce carrefour car c’est ici que l’eau sortait de terre. C’est ici que certains avaient décidé d’en faire un lieu ressource pour les habitants, les errants, les touristes et les bêtes. Il avait été décidé de la forme d’un robinet, de la mise en scène d’une fontaine. Et l’eau coulait sur les morceaux de pierre disposés à cet endroit comme une invitation à venir s’y abreuver. On faisait ça. L’eau semblait jaillir du ventre de la ville. Elle semblait chaude de son activité, de son incessant mouvement, des pneumatiques sur l’asphalte. Et nous buvions. C’est peut-être cette boisson qui donna à notre échappée de Varna un inquiétant réalisme post-effondrement. C’étaient des asphaltes rafistolé et des trottoirs écrasés. C’étaient des barrières rouille-rouille et des bus chargés fumant noir. C’étaient des shops fermés, des gas-station et des agences bancaires. Des entrepôts, des tôles et des traffic lights hors-service. Des pneumatiques abandonnés, des glaneurs, des glaneuses. Des cheminées levées entre les barres en béton. Des terrains vides. Des guérites à vigiles. Des mini-bus, des abris en tôle, des chaises en plastique. Comment dire encore : une benne à ordure laissée sur un espace de terre et de gravats. Benne débordant débordée d’un mélange de plastiques, de plâtres, de parpaings cassés, de bois, de branchages et de couches. Et le gasoil file.

 

 

 

(…) nos carcasses me semblaient tout à fait englouties dans la suite des temps et des asphaltes. Dans la poussière et le plastique. C’était la seconde nuit sans refuge, sans forêt. Ciel gris d’orage et chargé d’eau à venir. Grands bâtiments abandonnés aux vitres éclatés — cadres noirs comme blessures dans la peau brique-brique et rouge passé des murs. Nous avons aperçu l’entrée d’une ancienne carrière. C’était une terre jaune blanche. Au centre du cirque formé par les divers coups de pelle, nous avons installé la tente. La pluie, l’orage arrivaient. La terre jaune blanche se transformait en une boue collante et abrasive. Le vent faisait claquer la toile. Je m’enfonçais au plus profond de la pensée. Ces villes, ce gasoil, ces asphaltes, ces bâtiments — tout dans l’usure. Je savais chercher refuge, et je pouvais le trouver chaque soir, nouveau, entier, plein. Et pourtant : tout alentour semblait engloutir nos corps comme nos pistes.

 

 

 

(…) il n’y a aucun sens caché. Rien à voir derrière l’agglutination des particules fines. Rien à trouver derrière les poussières cancérigènes. Rien à imaginer derrière la longue traîne de semi-remorques boueux garés devant le complexe pétrochimiques de Devnya, à quelques dizaines de kilomètres de Varna. Il n’y a rien à comprendre des asphaltes et des bétons. Rien à dessiner suite à l’ombre des immeubles en ruine. Rien à déduire du calcul de la fonte des glaces. C’est. Il nous reste à trouver des refuges, à dessiner des abris, à partager nos savoirs. Repeupler les forêts. Quelle goût auront les pluies de demain ? Question posée en passant près de Povelyanovo, Bulgarie, emportée par l’accélération d’un long truck chargé de quels substances. Et la boue s’égoutte de l’acier.