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Point de vue

mardi 5 décembre 2017, par sebmenard

 

 

 

“Le sentiment d’isolement suscité par la ville s’évanouit très vite lorsqu’on la quitte par ce côté, immédiatement happé par ces espaces à la morphologie vierge de tout aménagement humain. On ne rencontre ni zone industrielle, ni équipement périurbains, à peine une activité agricole. Seule la décharge de pneus trône au milieu des collines laissées à elles-mêmes entre les routes qui s’assèchent vers l’horizon. Je retrouve un autre rapport à la distance que celui éprouvé dans la ville. Les lointains sont en continuité, dans l’espace, avec les lieux où je me trouve. Si je décidais de les suivre, je pourrais les rejoindre en marchant, dormir à la belle étoile et reprendre mon chemin chaque lendemain, toujours à destination des lointains, passer le reste de ma vie à les chercher, m’en approchant parfois assez pour les apercevoir. Et pourtant, tout à l’heure, je prendrai l’autocar pour Madrid.”
Anthony Poiraudeau, Projet El Pocero, Inculte.

 

 

 

J’avais pris un champ de lampes artificielles pour la ville de Bourgas. Il s’agissait de la raffinerie Luk Oil. Nul abri, nulle forêt, nul bois, nul refuge. À l’écart de Balgarovo, vers l’est, il y a ces constructions hésitantes, moins complexes. Ce sont pourtant des maisons. On les devinait à peine, dans le fouillis jaune ocre du soir d’été. Au sol, c’était une ancienne vigne et par endroit, des pousses sauvages reprenaient. Un type passait dans sa vieille berline et indiquait d’un signe de tête son désintérêt total pour notre présence. Nous étions épuisés. Villes, villes, villes, et kilomètres. La luminosité descendait rapidement. Nous avons eu le temps d’apercevoir, au lointain, ce tas de bâtiments éclairés par un champ de lampes artificielles. Reflets rose orange, bleu gris. Scintillement des lampadaires. C’était une vision. Les villes formaient des obstacles à notre cheminement. Et notre unique objectif : les traverser. Pourtant, quoi faire sans elle ? Et c’est là, dans cette absence de bois, d’abri, à la vue de tous, que cette vision était apparue. Au loin, c’était les montagnes de Strandja. Au proche : un champ de maïs déjà récolté. Blanc-gris le pied des épis encore plantés dans terre. La nuit bientôt là remuait.

 

 

 

(…) l’histoire de la lampe frontale offerte à un ami venait se mêler à la vision de la raffinerie Luk Oil, proche Bourgas, Bulgarie. Car nous devions allumer nos lampes frontales, à découvert, dans la nuit maintenant quasi là. Au loin, l’amas de lampes artificielles brillaient jaune jaune dans nuit. Notre carte disait qu’il s’agissait de la raffinerie Luk Oil et nous avions fini par la croire. On distinguait encore les phares et les routes, les pistes, et l’étirement de nos possibles vers le sud-est, vers les montagnes, vers les lointains. Il faut ce genre de lieu, cette situation, il me faut ce genre de soir, ces nuits, pour accepter cette vision et en tirer un quelconque enseignement. Découpant de la carotte et quelques tomates, je méditais sur la vision des chemins et sur les possibles que cette vision déclenchait. Je pensais à l’obstacle constitué par les villes, leur dédale, leur asphalte, leur béton. Maintenant que la nuit était là, nous parlions de trace, de lampe frontale, de pile alcaline, de rouille, de résilience et de pétrole. C’est dans ce noir-là, c’est dans cette nuit-là, cul dans l’herbe d’un champ abandonné à l’est de Balgarovo, que j’ai senti la vision des chemins. Puis nous nous sommes allongés dans l’herbe. Ce qui m’a conduit à la vision des poussières. Il y avait bien quelque chose, là : une raffinerie, une ville, un village, un asphalte sur lequel les phares des bagnoles continuaient de défiler, des chiens, des bêtes. Il y avait donc quelque chose. Pourtant, c’était très clair dans ce noir-là, dans cette nuit-là : d’un moment à l’autre, tout pourrait disparaître. C’était une vision intensément éphémère.

 

 

 

(…) et le récit pourrait permettre de cacher des marcheurs modernes. On leur ferait le feu qui réchauffe. On laisserait griller quelques tranches de pain sur les braises de l’attente, de l’échappée. On ferait mijoter les légumes du partage. On leur refilerait le passeport de nos inquiétudes. On indiquerait les chemins de traverse, les sentes où filer, les abris où patienter. On écouterait leur souffle. On peut se permettre de demander ça au récit. Les barils de pétrole traversent plus facilement les frontières que les humains. Et le pétrole voyage rarement sous forme de baril. Des gyrophares dans la nuit. Des treillis dans le taillis. Des ombres dans la poussière. L’attente des lunes. Des marcheurs. Leur pas.