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Giono, Jean | Les vraies richesses

mardi 8 mai 2018, par sebmenard

 « Jusqu’à neuf heures du matin, la rue sert de couloir à ceux et à celles qui vont au travail. Le travail ici n’est plus à meusure de l’homme, ni de sa joie, ni de son cœur. Il est devenu laid, inutile et dévorant. Il semble n’exister que pour user de la matière humaine. Il ne fonctionne plus suivant les lois naturelles de la transformation. Il ne se sert plus de l’admirable sens ouvrier de l’homme. Il est impersonnel, collectif ; plus que tout il donne l’impression du vide et de l’inutile, et il détruit chaque jour la beauté de la vie chez plu sd’un demi-million d’êtres vivants. Rien de ce qu’il crée n’a de qualité. Les objets fabriqués que je touche ont d’invisibles bavures où s’accorche et s’irrite la peau de mes doigts. Aucun ne fait jouir mes mains. Leur matière est agonisante. L’ouvrier n’a eu ni le temps, ni l’envie ; il n’a plus l’esprit de conserver la vie à la matière qu’il travaille. Il est vrai que la plupart du temps celle qu’on lui donne est ingrate et de petite santé. On ne veut pas faire beau. On veut faire vite, bon marché et beaucoup. Ces pauvres choses me proposent timidement d’intervenir dans mon confortable. Elles ne peuvent rien me donner. Mais je ne les repousse pas. Je les regarde avec tristesse comme le bois d’une croix sur laquelle on crucifie inutilement tous les jours des hommes et des femmes. »

pp. 36-37

 « Personne ne peut m’entendre car les hommes et les femmes qui habitent cette ville sont devenus le corps même de cette ville et ils n’ont plus de corps animal et divin. Ils sont devenus les boulons, les rivets, les tôles, les bielles, les rouages, les coussinets, les ovlants, les courroies, les freins, les axes, les pistons, les cylindres de cette vaine machine qui tourne à vide sous Sirius, Aldébaran, Bételgeuse et Cassiopée. Ils sont comme des paillettes de métal dans le corps des pièces principales. Ils ne seront jamais plus alimentés de liberté, jamais plus. »

pp. 54-55

 « Ce qui me fait penser que c’est très grave c’est que, pour le livre qui est en train là-bas sur la table, il y a quelques temps que je cherche les gestes premiers dans les champs et dans les villages tout autour, dans la cour des fermes ou bien sur la place des villages quand l’après-midi d’arrière-saison est roux et un peu pâteux comme un abricot trop mûr — alors les hommes s’assemblent au pied du gros orme et ils réparent des harnais, ou bien ils aiguisent des faux en commun, ou bien ils parlent et chaque fois leur lente parole est comme un travail parce qu’ils essaient d’éclaircir lourdement (qui est je crois la bonne manière) tous les mystères de ce mariage qu’ils ont conclu avec la terre. »

pp 76-77.

 « C’est pourquoi je dis : c’est grave, avec un grand bonheur qui presque m’étouffe et me fait redevenir moi-même l’homme premier, le paysan, si bien que je ne pense plus comme avant mis lourdement essaie d’éclaircir par la bonne méthode. Parce que Mme Bertrand a pris de la levure, de la farine, de l’eau, et qu’elle a fait du pain, non pas pour le vendre, mais pour le manger. »

pp. 78-79

« Dans tous ces villages-là, les paysans se sont fait les mêmes réflexions que Mme Bertrand. Ils ont déjà commencé à remplacer l’argent par le blé. C’est peu de choses : ça a suffi. Déjà, ils sont tout entourés d’aurores. Ils sont éclairés par des lumières qui viennent de partout. Ils commencent à voir et à comprendre la vraie stature, la vraie grandeur, la vraie hauteur de l’homme. Tout ce qui était laissé dans l’ombre et qu’ils ne voyaient pas parce que la lumière ne venait que d’un côté, maintenant s’est éclairé ; ils sont entourés de clartés.

Ils avaient l’habitude d’attendre des ordres pour vivre. Maintenant, ils se sont décidés à vivre, humblement, de leur propre gré, sans écouter personne, et voilà que tout s’est éclairé, véritablement, comme quand on a trouvé l’allumette et la lampe, que le maison s’éclaire, qu’on sait enfin où porter la main pour trouver les choses nécessaires ; comme aussi quand l’aube s’allume dans une plus vaste habitation que la maison et qu’à l’endroit où le monde était fermé et noir sous une boue de nuit, les vallées, les fleuves, les collines et les forêts se découvrent avec toute la joie de vivre. »

p. 104

 « (…) rien, sauf la loi du monde, ne peut arrêter la germination des graines et la marche de la forêt. »

p. 138


Giono, Jean, Les vraies richesses, Grasset, Les Cahiers Rouges.