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Guillaume Vissac, fragmenter : Le Livre des peurs primaires

jeudi 24 mai 2012, par sebmenard

Attention : tous les extraits collés ici proviennent de la saison 1 du Livre des peurs primaires - le livre contient bien une saison 2 mais gardons la surprise.

2Comme ça commence2

Le début ne prend plus et l’ordre s’éparpille. Tous les récits du monde se défont : fêlures dans la charpente et parole craquelée sous les mots. Tous les textes isolés en paragraphes. Tous les paragraphes démantibulés, plongés ensemble dans une trieuse mécanique out of control. Paragraphes propulsés dans l’air et disséminés aux quatre coins du globe. Texte mixé où qu’on aille, découpe aléatoire. Il n’y a plus ni fin ni début ni récit : simplement fictions fractionnées qu’on s’échange sans comprendre. Ces paragraphes ne sont plus des paragraphes mais des numéros. Ces numéros ne sont plus chronologie mais hasard que l’ordre éparpillé abrège tant bien que mal. Le sens de lecture est laissé ouvert : chronologique ou bien « dans l’ordre indiqué en fin de chaque chapitre », puisque le texte se marellise. Mais soyons sérieux, ouvrons les yeux : un tel chaos n’est pas possible. La logique des livres se pense en pages, pas en fragments. Un tel bordel organisé n’est pas tolérable : ce n’est pas sain. Il ne pourra jamais se former, encore moins s’imposer. Alors oublions : je fuis par la gauche à travers la vitre, qui m’aime me suive.

Un premier texte dans la langue Vissac - et comme une explication après coup devenu en premier lieu pour qui ouvre le livre ainsi - clairement ça s’annonce - et c’est particulier : le fragment comme écriture.

Ici - finalement se refuser à dire que ce n’est pas organisé - conviction personnelle que justement - c’est une organisation tout à fait particulière - ce cheminement là - dans les fragments : après c’est à qui veut lire de choisir (comment expliquer la satisfaction que ça nous donne - lecteur - ce choix-là) linéraire/chronologiquement ou bien suivre les liens - de texte à texte - mélanger les deux - se choisir une route d’un texte à l’autre au hasard - on est là dans une écriture/lecture fragmentaire dont l’angoisse est d’ores et déjà à l’oeuvre - car c’est ici l’enjeu.

2La peur nos vies fragmentées2

On croirait un jeu - on sait bien : ce n’est pas le cas - mais c’est à partir de la vie nos vies - qu’on va là approcher les différents degrés de la peur - de la fiction - et ça part du réel - quelques notes à l’accordéon suffisent :

Les notes de l’accordéoniste pénètrent trop loin dans la chair, plus loin le crâne. Ses pieds bouffis longent le quai opposé, aller-retour-aller, son sourire en travers affiché trop aimable. Un peu le huitième nain de blanche-neige égaré en sous-sol, édenté par l’avant. Il joue trop fort, trop près de moi. Je le pousse par dessus le rebord, peut-être avec le pied, la semelle, un coup de rotule gauche-arrière et projeter le nain sous les rails, un dernier accord peut-être comme simple chant du cygne.

Et donc ça devient comme une folie quotidienne -tout est prétexte même le plus réaliste :

« Lorsque je n’y verrai plus assez pour déchiffrer le LCD je serais pas dans la... »

Voilà c’est ça - ce qui vient nous troubler alors - elles sont morbides les peurs parfois - mais possible le plus souvent :

Des jours que je le harcèle d’un combiné à l’autre. Il gît bouffé par les vers dans un faussé quelconque, son VTT plus loin vitesses écharpées, cadre en carbone ouvert.

Au final la peur de ne plus pouvoir écrire - elle-même - c’est un fragment (déjà on y parle du travail) :

Je n’écris plus ou plus assez, les heures aspirées par le boulot, heures de vide à marchander siphon pré-réservés, éviers en zinc.

2Notre monde à nous les poussières2
Comment on en arrive là - pour dire clairement : comment ça se fait - quand on est jeune et qu’on entre comme ça dans le vingt-et-unième siècle et on est là à noter des peurs en forme de fragments - on aura compris l’immense plaisir l’écriture - et comme on s’embarque dans des fictions c’est aussi une forme de respiration - mais c’est nous les poussières - combien de fois le travail revient dans Le Livre des peurs primaires :

Ils pensent muets que je me dégonfle, que c’est un prétexte pour fuir les trente-cinq heures de mon nouveau contrat.

Ou encore celle-ci :

À droite, à gauche, respectivement la possibilité de signer ce foutu contrat indéterminé, et la possibilité de se retrouver projeté dans un vide graphique lui-même indéterminé, justement, soit deux peurs primaires rigoureusement identiques et différentes comme seules et uniques perspectives d’avenir. Une peur primaire en soi, semble-t-il.

A travers les peurs primaires - c’est notre monde entier qui est là - nos libertés - celles qu’il nous reste :

Hadopi, déjà ? Non, trop tôt : friture, orage, fausse manip plutôt. Coupure de connexion, ça n’arrivera jamais. Ou bien plus tard, peut-être...

Disons qu’au delà de ces remarques - nous la génération poussière - combien de fois meurt-on dans le Livre des peurs primaires ?

Il gît froid sur les sièges en bout de wagon. Ses pieds dépassent, bloquent le passage. On s’approche, on l’appelle. Deux doigts sous carotide on vérifie son pouls. Mort. On se regarde éteint. On se dit non, ne disons rien. Le wagon acquiesce. Arrivé terminus on le signalera. Une demi-heure de plus, de moins, pour lui qu’est-ce que ça change ? Pour nous qui travaillons à heures fixes, c’est déjà différent. Pour une fois le train est à l’heure : ne gâchons pas. Mais non, ça n’arrive pas, il se redresse, peu avant terminus, puis retombe, il n’est pas (encore) mort.

2La fin d’un fragment - une respiration2
Chaque fin de fragment est l’occasion d’un inversement - une négation souvent :

Sa nuque craquée, tempe contre épaule, cou brisé dans son mouvement, jugulaire éclatée dans un jet noir : sang trop triste forcé à chaque impact de la pompe. Mais non, faites que non.

Avec écriture fragmentaire en creux :

Mais non, encore un épisode, un dernier, alors faites que ces merdes leur échappent et qu’un happy ending au moins s’impose.

Une question encore - comme pour mieux interroger la fiction elle-même (d’où vient-elle - peut-on y croire - à quoi bon) :

Le simple fait d’avoir retenu toutes ces informations sans raison apparente me rend suspect à mon tour, mais de quoi ?

2Un portrait de l’auteur2
Qui lit Guillaume Vissac sur le web connaît ses nombreuses activités - se souvenir de l’époque Omega-Blue - maintenant c’est Fuir est une pulsion - une véritable usine - mais avec le savoir-faire d’un artisan - à plusieurs reprises les peurs primaires dessinent leur auteur - quelles bêtes sont-elles alors - on pourrait rechercher Coup de tête sur le web pour mieux saisir la peur 47 :

Coup de tête ne verra jamais sa fin. Trois phrases par semaine, deux mois par correction par partie, cinq manuscrits en trois ans : scientifiquement c’est impossible. Et le temps manque avant, pendant et en dehors des semaines. Coup de tête : éternel, je n’arriverai jamais à rien.

Voilà ce qui nous tremble le plus à la lecture du Livre des peurs primaires : on a là sous les yeux (cette question de l’oeil chez Vissac - à creuser) des morceaux entiers de nos quotidiens - du réel - et leurs prolongements de fiction - ce travail des peurs - de l’angoisse - c’est l’un d’entre nous tous - et ce qu’il questionne pour chacun d’entre nous alors.

2Boite noire |2
Le livre des peurs primaires, éditions publie.net. Lecture sur l’iPod et le Mac via Firefox.

Le site actuel de Guillaume Vissac - souligner le projet fou Ulysse - mais ce site est une mine et mieux vaut découvrir par soi-même les espaces d’écritures à ciel-ouvert qui sont sur ce site - à suivre sur Twitter - lire la fabuleuse notice biographique publiée sur Tiers Livre.

Lire aussi cette proposition d’écriture de Pierre Ménard d’après deux ensembles de Guillaume Vissac.

Images : retour nuit Craiova / Drăgăneşti-Olt.

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