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À la dérive

lundi 28 septembre 2015, par sebmenard

Nous avions finalement décidé de suivre le Danube. On chercherait sa source puis on le suivrait jusqu’à la mer — et c’est déjà un mensonge (qui pour avoir déjà vu la source du Danube) — là-bas on n’a rien vu on a filé on cherchait quoi — nos ombres et nos routes.

Lorsque le fleuve devient plus large mais pas encore tout à fait navigable — lorsque le fleuve s’écarte de plus en plus — ses rives se font distantes de quelques dizaines de mètres et les eaux filent rapidement — alors tout s’accélère et ça commence. Donc sur le Danube ils filent sur leurs radeaux parfois des pneumatiques un matelas gonflable une bouée un ballon quelque chose — ils se laissent aller ils filent. Ça se passe comme ça jusqu’aux gorges qu’on aperçoit avant Kelheim — là tout s’accélère et ensuite le fleuve devient large et grand — péniches de fret — bateaux de croisières — usines.

Nous — nous avions finalement décidé de suivre de la Danube et de rouler vers l’Est — on cherchait un récit une folie une dinguerie — une boussole pour nos rêves et des mots pour nos futurs. On pensait qu’on trouverait des signes et des pistes en roulant comme ça vers l’Est — et on en trouvait. Sur le fleuve ils allaient à la dérive — ils trouvaient un point d’accès — ils sortaient de leur bagnole un matelas quelque chose à gonfler — puis ils filaient sur l’eau et dans le soleil. À chaque rade à chaque tireuse — lorsque depuis les eaux filant ça sent la bière ou la friture — ils dirigent leurs embarcations vers la rive et s’arrêtent.

Certains construisent des radeaux de vrais radeaux — ils ont des bidons des morceaux de bois — des cordes et des bières — ils ont des bâches et des instruments de musique — de grands morceaux de bois pour diriger l’ensemble. Certains racontent qu’ils descendent le fleuve ainsi — certains racontent qu’ils suivent le fleuve jusqu’à la mer ainsi — et c’est sans doute un mensonge.

En voyant un de ces radeaux j’ai immédiatement pensé à une histoire dingue — parce qu’une fois on avait essayé ça c’était un jour de juillet il y a quelques années — je crois que c’était un jour de juillet — et notre radeau s’était effondré en quelques dizaines de mètres sur l’eau on avait l’air de quoi — peu importe notre air ce jour-là car on riait.

On avait récupéré des bidons — des bidons en plastique ils avaient servi à stocker des huiles et du gasoil. On avait récupéré des cordes — des cordes usées mais pas tellement — on y tenait un peu quand même — on avait du les récupérer ensuite — tout démêler. On avait récupéré quelques morceaux de bois on avait construit notre radeau dans un jardin puis tout mis dans un fourgon — un vieux fourgon et on filait vers une rivière on était sûr de notre plan : on allait mettre à l’eau notre radeau et on descendrait jusqu’à la plage un peu plus bas — là on s’arrêterait et on raconterait des histoires en fêtant notre radeau.

On avait tout prévu — ça veut dire des serviettes et un pack de bières. On avait tout prévu — ça veut dire des clopes dans les poches de certains et des blagues dans nos bouches des mots ça ne s’arrêtait pas. On avait tout prévu et on y croyait à notre histoire de radeau à nos bidons nos poutres — on y croyait vraiment on allait descendre le fleuve comme ça — on boirait une bière sur notre radeau et on filerait comme ça dans l’eau — ça nous ferait une histoire de radeau et c’est plutôt bien les histoires de radeau — d’autant que le soir on allait à une sauterie quelque chose dans le genre — on se préparait tout doucement déjà à raconter notre histoire de radeau et ça ferait une bonne raison de raconter une histoire ou de trinquer à cette histoire — ça collait notre plan ça collait vraiment.

Dans le fourgon qui filait sur le bitume on avait ouvert les fenêtres et l’air chaud de l’été s’engouffrait — à l’arrière notre radeau attendait son heure et nous on avait les yeux droits devant.

Alors on avait fini par sortir notre radeau du fourgon — on avait une sorte d’excitation à le porter — on avait du avancer sur un chemin longeant la rivière — puis on avait coupé le moteur du fourgon et ouvert les portes — on avait tiré notre radeau puis on s’était mis à plusieurs pour lui faire passer les branches et les arbustes — ça forçait un peu mais on allait pouvoir mettre notre radeau à l’eau et descendre une rivière comme certains descendent des fleuves plus à l’est et alors — on n’aurait plus rien à aller chercher à l’est sinon d’autres histoires. Il y avait un bon mètre entre le chemin et la rivière — il fallait quasiment lancer le radeau dans la flotte — et c’est ce qu’on a fait : on a pris le radeau et on l’a jeté à l’eau. On a tout de suite entendu des craquements des bruits louches — on était quand même persuadés que ça tiendrait notre histoire de radeau alors on a essayé de se mettre dessus on avait de l’eau jusqu’au cou mais on était en train de forcer pour se hisser sur les planches et quelques secondes ont suffi — tout s’étirait s’écartait — les planches flottaient sur l’eau les bidons s’éparpillaient les cordes avec et nous on riait je ne sais pas pourquoi on riait autant — notre radeau n’était même plus un radeau il n’y avait plus rien que nos rires et nos gueules humides nos tee-shirts trempés et le soleil qui commençait déjà à tomber — ça faisait quelque chose de jaune orange et les eaux marrons et les branches des arbres qui tombaient dans l’eau et notre histoire de radeau flottant sur l’eau.

Ça nous suffisait en fait — cette histoire de radeau — c’était notre route de l’Est pour ce jour — et peu importe que notre radeau n’ait jamais tenu — on avait notre histoire à raconter.

Ce plan de rouler vers l’Est on l’a toujours eu en fait — et c’est normal quand on habite l’Ouest — on finit toujours à un moment par rouler vers l’Est — nos histoires sont toujours des histoires de l’Est — et elles flottent dans nos têtes nos bouches comme des radeaux qu’on attrape.