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Une nuit en Bosnie

jeudi 7 janvier 2016, par sebmenard

Cette nuit-là nous avions adopté la technique habituelle : on finissait par couper le contact devant un rade — on allait voir ça comme ça — sur des tables. On ne savait rien — des formes de la nuit — des dents cassées — des temps passés.

Mais ce soir-là tout s’était fait très vite. Et quelques minutes plus tard — nous étions de nouveaux sur la route. Les types avaient dit que c’était à côté — à quelques bornes. On cherchait un lieu pour la nuit.

On avait du mal à les suivre. Ils roulaient vite. On ne connaissait pas la route. Ça durait. Ça durait plus de bornes qu’on avait imaginé — nous. À un moment c’est une sorte de col. Pas très haut mais un col quand même. La route se resserre. La voiture devant baisse une vitre — cause à un gars là. On se fait des histoires dans nos têtes avec pas grand chose. Après ça continue encore. Des bornes — des virages et des feux rouges dans le noir.

On finit par arriver. C’est une auberge. Une auberge de chasseurs. Bêtes mortes accrochées aux murs. Tout s’emballe. On boit des coups. On raconte des trucs. On parle on parle on parle. Aucune importance. Un écran diffuse en noir et blanc une série ou un jeu télévisé. Il y a des verres sur les tables. Les types n’en peuvent plus de se tuer à fumer des tiges et à vider des verres. Ils rient. Et nous aussi on rit. En fait — on est devenus dingues. Dans un carnet je note des mots des idées — le nom d’un gars. Je cherche le nom du lieu. J’ai un appareil photo. Un réflex argentique. Je déclenche. Je déclenche plusieurs fois. Des chants. Ils se mettent à chanter. On ne comprend rien. C’est fort leurs voix à ces types. Il y a une femme : elle chante aussi. Elle chante peu car elle traduit sans fin : elle traduit ce que les types disent puis elle traduit ce qu’on raconte. Et ça continue comme ça dans la nuit. À un moment ils voudraient qu’on chante. Qu’on chante un truc de chez nous. On cherche pas très longtemps. On chante. L’écran diffuse toujours une série ou un jeu télévisé. Les gars recommandent toujours des verres. J’écris toujours dans un carnet. Il m’arrive de déclencher l’obturateur. Ça dure. On ne sait pas ce qui fait durer tout ça. Quelqu’un dit que c’est immonde les fusils mitrailleurs. Pourtant : le souvenir du fusil mitrailleur dans ses mains il y a quelques années. Quelqu’un dit qu’il a vu son oncle tuer un ami. Comme ça. Parce que c’était ça. Tournée. C’est l’aubergiste qui s’en occupe. C’est celui qui n’a plus de dents qui sert. Quelqu’un dit qu’il a vu son oncle tuer son oncle. Qui est au clair dans cette nuit dingue comprendra. Je ne prends plus de notes. Je ne déclenche plus. On parle peu. De moins en moins. Puis tout repart. Et l’écran diffuse toujours une série ou un jeu télévisé. La tête de sanglier n’a pas bougé. C’est brûme et néon blanc. C’est vert les murs. Clopes. Cendriers. Pluies dehors qu’on entend sur les vitres. On danse. Qui a commencé. Qui s’est levé. Une femme elle dit : « les gens vous aiment car vous savez faire la fête comme si vous aviez fait la guerre ». Embrassades. N’importe. Ça tourne dingue. Tout le monde comprend qu’il est temps de filer. On s’organise dans des bagnoles. Il pleut. Vaches. Bouses. Boues. On se répartit : certains d’entre nous avec les types. Certains d’entre eux dans notre bagnole. Ils ont un plan. Un plan pour dormir. On roule sur une piste. Il y a des phares dans le noir. Jaunes jaunes sur la boue et entre les gouttes. On se marre. Tout le monde se marre. On ne sait plus pourquoi on se marre. Il corde. Des pluies. Zombres. Parfois zarbre. Devant une cabane on s’arrête et deux gars sortent. Ils ont des eaux-de-vies pour nos gueules. Personne n’a plus soif de rien qui vaille sinon de l’eau. Mais ici tout le monde fait la fête comme si la guerre. Ça nous reste cette phrase. À un moment les bagnoles s’arrêtent sous la pluie et au milieu de quoi — on ne sait plus rien — tout le monde danse dehors et trempés — peut-être pour arrêter les pluies — peut-être pour fêter la nuit — peut-être pour oublier les temps passés. Embrassades. Serrages. Embrassades. Moteur.

On finit par arriver dans un champs. Ils avaient pas menti les types. Ils ont fait la guerre mais cette nuit ils n’ont pas menti. On pense rien. On monte notre cabane dans la nuit. Sans doute qu’on s’endort. Eux à côté font tourner une bête sur des braises. C’est leur job là. C’était au temps des viandes — au temps du gasoil et des frontières.

J’ai perdu les pellicules de cette nuit. Le carnet de notes est dans une caisse — caisse rangée dans un grand carton — carton posé dans un garage à plusieurs milliers de kilomètres d’ici. Qu’est-ce que j’avais noté dans ce carnet — à propos de guerre. On n’a jamais fait la guerre. Pas comme ça. Pas comme ces types-là. On n’est pas comme ça. Simplement — soulever la nuit. Raconter des histoires.

Au matin on a causé un peu avec les types. C’était beau. C’était lent. Je revois la route qui défile vers le sud-est. Cinématographique. On a fui — lentement. La bande-son c’était des trompettes de l’Est.