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Szeged

mercredi 17 janvier 2018, par sebmenard

 

 

 

“ Vous savez, si vous prenez tous vos livres et les étendez sous le soleil en laissant, pendant quelques temps, la pluie, la neige et les insectes accomplir leur œuvre, il n’en restera plus rien. Mais le Grand Esprit nous a fourni la possibilité, à vous et à moi, d’étudier à l’université de la nature les forêts, les rivières, les montagnes et les animaux dont nous faisons partie.”
Tantaga Mani, indien Stoney, in. Pieds nus sur la terre sacrée, textes rassemblés par T.C. McLuhan.

 

 

 

 

 

 

En arrivant à Ada, au bord de la Tisza, nous avions cherché le lieu des nuits. Les moustiques étaient déjà là. Au bord de la rivière, ça sentait la vase, le plastique, le feu de bois et le gasoil. Des types passaient qui conduisaient leur berline. Des chiens aboyaient. Des enfants pédalaient. Le soleil tombait sur les journées de printemps et les jeunes branches. Au centre du bourg, près du centre commercial Gomex, j’avais le souvenir des nuits au parc.

 

 

 

 

 

 

(…) ils1 nous avaient expliqué pour les nuits sans plan — et que c’était une bonne solution. Il fallait avoir la vision du parc — s’assurer de quelques indicateurs simples. Combien de temps l’éclairage public reste-t-il allumé ? Le parc est-il gardé ? (si oui : à quelle heure a lieu la dernière ronde du gardien ?) Le parc est-il fermé la nuit ? (dans ce cas : se laisser enfermer discrètement — la nuit sera calme) Les poubelles sont-elles assez nombreuses, et fermées ? (les poubelles attirent les animaux des villes : rongeurs, chiens, chats, sangliers, renards et parfois même : loups, ours) Les haies, sont-elles assez épaisses ? Où se trouvent les caméras de vidéo-surveillance ? À combien de mètres s’élance le premier boulevard ? De quelle terre est constitué le sol ? Les réponses à ces questions feront la nuit.

 

 

 

 

 

 

(…) on peut simplement entrer dans un buisson — un beau buisson — et tenter de s’y faire un abri pour la nuit. Certains utilisent du carton, pour le sol. La lampe frontale devra rester éteinte. On aura toute la nuit pour habiter le noir. Le son de la ville finira par nous envelopper. Les bêtes viendront peut-être renifler le buisson. Certaines viendront dans le taillis. On peut leur parler calmement. Souvent, ce n’est pas une bonne idée de les nourrir — chacun fera son expérience. Il pourrait être utile de thésauriser ce genre d’information. Par exemple : fiche-souvenir pour une nuit dans un parc public, bois et refuges à l’entrée des capitales, ou encore points d’eau potable dans les villes d’Europe. Quelques sites web participatifs ont déjà commencé à partager ces indications. Elles sont de toute première importance. De ce point de vue — je veux dire : du point de vue des nuits à l’abri des forêts citadines — certaines villes sont plus faciles à pratiquer que d’autres.

 

 

 

 

 

 

(…) le parc d’Ada était notre refuge pour la nuit. J’y préparais l’entrée dans Szeged. Cette route s’annonçait assez simple. En s’enfonçant dans un recoin du parc, nous étions quasi invisibles des différents chemins qui le parcouraient. Les ouvriers du chantier à côté stoppaient leurs engins, et nous étions seuls avec le son des insectes, de la Tisza et des couteaux pliants. On préparait le repas. Un bourdonnement puissant s’approchait. Ce n’était pas une bête. Ni un nuage de bêtes. C’était un pick-up. Un pick-up tournait sur les pistes du parc et lâchait un épais nuage blanc fumigène. Ça sentait la chimie. Un avion passait à basse altitude qui larguait sa cargaison. On découpait fébrilement des oignons, des carottes. La nuit montait.

 

 

 

 

 

 

(…) entrer Szeged sans gasoil est assez simple — d’autant plus si c’est un jour de tailwind. À Szeged on cherche un shop de produits écologiques. On n’en trouve pas vraiment. Et notre réserve de tunes, on la file à qui ? Voilà où conduisent les routes, les traversées de ville et la quête des abris. Est-il est plus important de dire les refuges précédant et suivant Szeged, plutôt que la forme de nos résistances ? Ou bien, c’est la même chose ?

 

 

 

 

 

 

(…) les kilomètres s’échappant de Szeged étaient gris et humides. Ils vibraient sur l’asphalte usé et entre les légères bourrasques. Les phares étaient jaunes dans le gris. C’était des rideaux de flotte et des abris de fortune. Je relevais des annonces en hongrois collées sur la paroi des abris bus. La pluie s’intensifiait. Les fossés se gorgeaient du liquide froid, boueux. Les pneumatiques éclaboussaient. Les chiens se cachaient. Les cheminées fumaient. Et nous, je ne sais pas pourquoi, on continuait à s’enfoncer dans ce gris épais, humide et froid, de plus en plus froid. L’eau s’infiltrait dans les chaussures, les vêtements. Elle coulait sur notre visage. Nos doigts étaient gourds, de plus en plus gourds. Je pensais à ce mot, roulant, filant dans la pluie froide : gourd. Je le prononçais à voix haute : gourd. Insistant sur le son final : gourd. Ça ne changeait absolument rien à la pluie, au froid, à la boue.

 

 

 

 

 

 

(…) imagination imaginaire même chose ou pas. Monde gris pluie derniers marcheurs errants. Encore une fiction post-apocalyptique ! Une anticipation ? Le groupe progressait lentement dans la brume et la pluie. Ce qu’on appelait auparavant le ciel portait le nom de gris. La voûte de nuages et de pluies n’avait pas changé depuis des jours désormais. Les corps manquaient d’énergie solaire. Le métabolisme des marcheurs n’était pas fait pour vivre dans ce gris. Certains tombaient malades plus rapidement. D’autres perdaient un index, un doigt de pied. Les douleurs étaient puissantes mais les corps poursuivaient. Ils vivaient encore. On trouvait difficilement des nourritures. Les bêtes représentaient la source d’énergie la plus importante. On s’était aussi mis à consommer les lichens et certaines plantes aquatiques. Les eaux étaient polluées. Ceux qui ne mangeaient pas ne pouvaient tenir. Le gris restait. Pour allumer un feu, il fallait trouver une réserve au sec. Alors, on brûlait tout le bois, puis on reprenait la route. Certains mangeaient le bois. D’autres préféraient les insectes. La pluie continuait. Je ne sais pas où ce genre de fiction peut mener. Je prenais note dans le café de Baks, près de Csongrád. L’auberge était froide et sombre. Trois types sirotaient de la bière et du café. La pluie cognait sur la vitre. J’ai cru comprendre qu’on voulait nous aider, mais que ce n’était pas possible. C’était flou. Embué. La petite lampe au-dessus du bar éclairait la pièce et les flaques sur le béton du sol. Un chien dormait. Mon imagination était toujours aussi paresseuse. Un des trois types demandait si nous étions Syriens. La nuit venait.

 

 

 

 

 

 

(…) nous avons découvert un bois sur la route 4519, qui relie Baks à Csanytelek. Les pluies bouchaient l’horizon. On ne distinguait plus les champs de l’asphalte, du ciel ou des arbres. Le chemin s’engouffrait sur la gauche, nous l’avons suivi. La pluie ne se calmait pas. La ruine d’une guérite en béton qui devait servir de loge à un gardien était habitée d’excréments, de plastiques et des restes d’un feu. Nous avons abandonné l’idée de nous y abriter. On s’est enfoncé dans le taillis. Les arbres faisaient presque un toit. Nous avons cassé les branches mortes, écrasé les herbes, observé les arbres alentour. D’ici, personne ne peut nous voir. La tente est verte. C’est déjà la nuit. Les gouttes claquent sur la toile. Où est Szeged ? Où vont les villes de l’Europe ? Sous quel toit dorment les errants ? Comment allumer un feu sous les pluies continentales ? Quoi recommencera, après ?

 

 

 

 

 

 

  1. E. et P. sont dans Notre Est lointain et dans le vaste monde. ↩︎