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Pey, Serge | Venger les mots
vendredi 14 avril 2017, par
« Appel aux poètes à occuper les cimetières
Tract
Parce que les morts nous tiennent les jambes
pour que nous restions deboutParce que la poésie est devenue le pus d’une blessure
à jamais ouverte au bord de nos lèvresParce que certains avenirs sont derrière nous
Parce que certaines ombres aussiParce que nous devons creuser des trous
dans les tombes dans la lumière et dans la nuitParce que la poésie conjugue ses verbes
au centre des dictionnaires brûlésParce que la poésie est mise à mort
Parce que les livres de poésie
sont des alignements d’épitaphesParce que les bibliothèques jettent des cadavres de papier
dans les poubelles ou les caniveauxParce que les sonnets ne sonnent plus
et que les épopées ne portent plus l’épéeParce que les mots ne veulent plus rien dire
et vomissent leurs lettresParce que les verbes sont tués par des policiers de la poésie
au service de l’oppression de la poésieParce que nous voulons venger les mots
Parce que nous demandons aux morts d’exister
contre les mots qui sont mortsParce que nous avons posé un pistolet d’amour
sur la tombe de Verlaine au cimetière des BatignollesParce qu’à Charleville nous avons brûlé une rose
au nom de RimbaudParce que nous avons défoncé une porte avec Rodanski
dans un hôpital psychiatrique de LyonParce que « nous n’avons pas mangé de ce pain-là »
en broutant le gazon sur une tombeParce que nous avons cherché « l’or du temps »
sur celle de BretonParce que nous avons fui l’école jusqu’à Montfaucon
en compagnie du pauvre FrançoisParce que nous avons récité sa « Ballade des pendus »
Parce que nous avons agrandi le trou
de la tombe de Huidobro devant le Pacifique
pour trouver la merParce que nous avons marché le poème
et pas mis en marchéParce que sur la tombe vivante d’Antonio Machado
nous avons déposé un bâton pour marcherParce que dans sa boîte aux lettres nous avons posté
des milliers de courriers de l’espoirParce que nous avons rempli son cimetière
de bulles de savonParce que la poésie est la part maudite de nos paroles
Parce que la poésie est aux mains des services
municipaux du tourisme de la penséeParce que la poésie est interdite
dans les radios et les journauxParce que la poésie est défigurée dans les écoles
au nom de la gymnastique des rhétoriquesParce que nous avons envie de vomir les lettres
que les mots ne veulent plusParce qu’on ne peut plus nous tuer
puisque nous sommes déjà mortsParce que nous revendiquons un seul héritage
venu de l’avenirParce que nous sommes les héritiers
de ce qu’on ne peut hériter chez les notairesParce que nous appelons à l’insurrection
de la parole des mortsParce que nous convoquons la dispersions
des cendres des poèmes que la société brûleParce que nous ne sommes pas des poètes
mais une poignée de corbeaux sur la terreParce que nous n’avons plus le choix
Parce que nous allons transformer nos tombes
en quartier générale et en poste avancé de la vieParce que nous voulons créer des millions
de résurrections infiniesParce que nous sommes vivants
Parce que nous appelons la jeune poésie
à se lever en masse et à réciter sur les tombesParce que nous invitons à occuper
tous les cimetières du monde
l’air et feu et tous les lieux de dispersion des cendres
de la vieParce que nous ne devons pas oublier les livres
qui ont débordé nos lèvresParce que nous devons aimer à l’infini
ceux qui les ont écritsParce que nous devons déterrer les poètes assassinés
par le silenceParce que nous sommes pauvres
Parce que nous devons tirer à volonté sur les fossoyeurs
qui se promène parmi nousRÉSISTANCE !
OCCUPATIONS DES CIMETIÈRES !
BARRICADES DE POÈMES SUR LES TOMBEAUX !
ÉMEUTES ! JUSQU’À L’HEURE FINALE !GRÈVE GÉNÉRALE DE LA POÉSIE
CONTRE LA MORT DE LA POÉSIE ! »
pp 16-21
« Le soleil est la loupe
Le soleil est un marteau
Le soleil ressemble à l’eau
Le soleil est terrible comme l’eauAvec le soleil on peut imaginer plein de choses
Par exemple
avec une loupe concentrer ses rayons
en un seul point sur le cœur de l’ennemiUne loupe peut prendre la forme
d’un poème
d’un comité d’action d’un cercle
d’un mouvement
ou la spirale d’un escargotIl ne s’agit pas d’être nombreux
pour tenir la loupe mais quelques-uns
simplement comme les doigts d’une main
ouverte ou ferméeLe plus difficile est de faire comprendre
qu’il est possible
de faire un feu avec un loupe
à condition de concentrer les rayons
du soleil en un seul pointIl s’agit de proposer la multiplication
des foyers de poésie
pour commencer à mettre le feu
à la plaineIl nous faut montrer la voie du feu
et distribuer secrètement des loupes
lors de nos réunions clandestines de poésieEn tenant la loupe
nous devenons nous-mêmes
des rayons qui se concentrent
en un seul pointEn ce sens nous montrons
que nous sommes tous les rayons
d’un même poèmeMais dans le fond
notre condition est d’être en même temps
la loupe et les rayons
c’est-à-dire d’être un poème en entierCeci n’est pas une raison
de nombre et de feu
mais uniquement de lumièreDès que nous avons une loupe
il s’agit de commencer
immédiatement
à concentrer les rayons
sur un point que nous avons choisi
car le feu est la condition
de notre poème
et le poème la condition du feu »
pp 57-59
Pey, Serge, 2016, Venger les mots, Éditions Bruno Doucey.