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Padgett, Ron | On ne sait jamais

mardi 1er août 2017, par sebmenard

 « LE BALAYEUR

J’aime balayer le plancher
avec un balai de paille
et regarder la poussière s’amonceler
et voyager
à chaque fois que je passe le balai.
J’aime quand ça glisse et ça frotte
le long des lattes
qui s’éclairent quand je passe.
Et quand mon tas est assez gros, je l’envoie
dans la pelle, de-ci
de-là jusqu’à tout embarquer,
à part une fine ligne de poussière
qui ne peut pas être plus mince.
Sacrée petite poussière ! Je lève
le balai bien haut et la baisse
devant la ligne
pour créer une bourrasque et voilà
la minuscule poussière est partie. J’aime bien
mon gros tas de poussière tout neuve. »

p. 37

 

 

 

 « ORDONNANCE POUR UNE FORME HEUREUSE DE MÉLANCOLIE

Un petit oiseau gris-brun s’est posé sur le fil électrique et il a pépié plusieurs fois, remuant la queue de haut en bas. Puis il a survolé une branche sur quelques mètres, avant de s’y poser, dressant la tête de-ci de-là. Puis il s’est envolé dans le feuillage plus dense, mais il est revenu pour se poser sur une branche supérieure, et il a battu des ailes jusqu’à une autre encore plus haute. Après avoir regardé tout autour de lui et pépié encore un peu, il s’est tu, remuant la queue. Il semblait satisfait, peut-être parce qu’il est dodu et alerte, prospère et joyeux. Les branches ne peuvent pas se plaindre que l’oiseau se pose sur elles : elles sont profondément impliquées dans la branchitude, si profondèment qu’elles ne « savent » pas que l’oiseau est là. L’oiseau ne sait pas que je regarde. Qui me regare ? Je me remarque moi. »

p. 48

 

 

 

 « LE POÈTE EN OISEAU IMMORTEL

Il y a une seconde le battement de mon cœur s’est tu
et j’ai pensé : « Ce n’est pas le bon moment
pour mourir d’une attaque, au beau
milieu d’un poème », puis je me suis rassuré
à l’idée que personne à ma connaissance
n’est jamais mort en pleine écriture
d’un poème, tout comme les oiseaux ne meurent jamais en plein vol.
Je crois. »

p. 54

 

 

 

« LE PETIT-DÉJEUNER DU POÈTE 

Que fait un écrivain ? Un écrivain s’assoit et vit un enfer. Je ne vis pas exactement un enfer, mais je ne crois pas non plus que le monde soit suspendu à mon prochain éclair de génie laborieux. Non, j’aimerais mieux être en train de ratisser l’herbe pour la mettre en tas, de protéger les deux bouleaux à l’approche de l’hiver ou de réparer les âmes, je me sens probablement obligé d’enrayer la chute inéluctable du monde matériel. J’aime bien le monde matériel. Je pense qu’on devrait respecter les objets au même titre que les hommes et les idées. J’ai même du respect pour l’art, surtout quand on le consomme et qu’il devient soi. La peinture de Juan Gris de 1914, Le Petit-Déjeuner, est devenue une partie de moi en 1962, la première fois que je l’ai vue. Je n’avais jamais rien vu qui soit beau de cette beauté-là. Sans compter que je la regardais avec Joe Brainard, qui savait combien cette peinture était belle, je la voyais à travers ses yeux et j’avais envie de sauter dans la toile et de me refléter dans tous ses angles et ses disparitions. Aujourd’hui, alors que Joe et moi sommes en route vers la ville, je trouve bizarre de penser que dans quelques année il sera parti, et courageux de sa part d’apprécier encore les petites choses de la vie. J’ai 49 ans et la mort tout autour de moi. L’écriture peut-elle aider ? Sans doute que non. »

p. 73

 

 

 

 « PETITE ÉLÉGIE

Blaise Cendrars dans ses derniers jours, vieux et
malade, écrivit ses derniers mots :
Ce matin sur la vitre un oiseau.
Je trouve cela si beau et émouvant
que ça m’est presque insupportable, même si
je peux voir le poète âgé, la tête
tournée vers la fenêtre où est perché un petit oiseau
qui le fixe, penchant sa tête
vers le gros nez et les yeux qui louchent :
je suis venu te voir, vieil homme.
Mais à présent je vais dresser mes ailes et les faire battre,
car voler est ma grande joie,
et le lieu où poussent les ailes
m’appelle à bondir et voler.
Adieu.
Main, fenêtre et oiseau
tous envolés. Adieu, adieu. »

p. 91

 

 

 


Padgett, Ron, 2012, On ne sait jamais, traduction de Claire Guillot, éditions Joca Seria.